Les ministres américains, australiens et britanniques en charge de la Défense (ou de la guerre) doivent se réunir cette semaine pour entériner les conclusions de la revue américaine sur le partenariat de sécurité trilatérale de sécurité entre l’Australie, le Royaume-Uni et les Etats-Unis (AUKUS). Les conclusions de la revue ont commencé à circuler parmi les officiels américains et leurs partenaires et, en toute état de cause, depuis les déclarations du Président Trump sur un partenariat qui doit aller de l’avant « full steam ahead« , le suspense n’est plus d’actualité.
Tous les regards vont se porter sur les « ambiguïtés » que les Etats-Unis cherchaient à régler, les « choses de bon sens » entrevues pour le mettre en oeuvre complètement. Les interrogations demeureront pendant longtemps sur la faisabilité de l’ensemble du partenariat (et ne seront pas reprises encore dans cette publication), mais AUKUS est parti pour perdurer et continuer sa petite vie dans le paysage stratégique américain. Il a cependant évolué depuis son lancement, en dépassant la seule question du transfert de technologies critiques. Comment AUKUS a-t-il adapté sa perspective au contexte stratégique de ses trois membres?
AUKUS hier
AUKUS était présenté en 2021 comme un partenariat stratégique et technologique visant à transformer les capacités de défense australienne en lui transférant la propulsion nucléaire pour sa future flotte sous-marine, par les Etats-Unis avec le soutien indéfectible de l’autre allié britannique. Il a ainsi été conclu et présenté sous l’angle d’un partenariat technologique qui devaient aussi s’étendre à d’autres domaines de pointe dont la liste a grandi progressivement. Ce partenariat adressait la montée en puissance inexorable de la Chine dans la région et son attitude jugée agressive contre les intérêts des trois pays. Pour les Etats-Unis, il doit permettre de renforcer un allié de plus en plus critique dans la région et d’éviter de se retrouver complètement seul face à l’adversaire chinois.
AUKUS a aussi été l’occasion d’une profonde crise diplomatique des Etats-Unis et de l’Australie avec la France (bien moins avec le Royaume-Uni dont les Français ne pouvaient pas en attendre moins à vrai dire…) et a posé un vrai débat sur la question de la prolifération nucléaire. Chacune des parties s’est empressée de souligner qu’il ne s’agissait en aucun moment de transférer l’arme nucléaire sous quelque forme que ce soit, au-delà des garanties de sécurité entre Australiens et Américains sur la dissuasion nucléaire étendue. Le transfert concernait la seule propulsion nucléaire et ce qui deviendra le Pilier 1 d’AUKUS autour des sous-marins à propulsion nucléaire, devait rester uniquement entre eux trois, sans perspective d’accession pour d’autres parties potentiellement intéressées.
18 mois auront été nécessaires pour formaliser une feuille de route et les premières évolutions du partenariat ont démontré tant les opportunités que les difficultés du partenariat. AUKUS se devait de fournir aux Australiens la capacité de produire des sous-marins à propulsion nucléaire, mais ouvrait aussi la voie au pré-positionnement d’une force rotationnelle sous-marine sur la côte ouest australienne.
Le pilier 2 sur les technologies avancées prenait forme autour d’une liste grandissante de sujets, avec des discussions sur l’opportunité d’admettre au cas par cas d’autres partenaires. Tous ces transferts appellent à une unification des réglementations, sous les directives et contraintes américaines bien évidemment. Ceci doit concerner les technologies elles-mêmes, mais aussi les personnes qui les développent et les produisent. Une forme de « marché unique » des technologies de pointe AUKUS, avec une liberté de circulation des idées et des travailleurs, a ainsi commencé à se mettre en place, difficilement, mais sûrement. Il devient même indispensable pour le Royaume-Uni et l’Australie qui ont tout intérêt à s’assurer d’une parfaite coordination des mouvements de main-d’oeuvre pour assurer la production, mais aussi attirer et sécuriser les talents futurs qui produiront les sous-marins.
AUKUS aujourd’hui
De ces ambitions et de cette première feuille de route, AUKUS a provoqué de profondes remises en cause chez chacun des alliés. Les discussions sur la capacité australienne à construire ces sous-marins se sont étendues sur la capacité même de ses partenaires à faire de même. Américains et britanniques ont pris acte de leur incapacité à tenir les cadences qui doivent leur permettre d’équiper leurs propres forces sous-marines présentes et à venir. Avec la perspective de la livraison de 3 à 5 SSNs Virginia, l’Australie doit mettre la main à la poche. La coopération industrielle devient aussi un enjeu majeur pour délivrer tous ces sous-marins à travers le monde.
AUKUS a aussi étendu sa géographie. Alors que l’Indo-Pacifique était son théâtre d’opérations naturel, AUKUS devient un enjeu et un contributeur pour la sécurité de l’Europe, suite à l’annonce par le Royaume-Uni de l’acquisition de 12 SSN AUKUS à partir de 2040. Les sous-marins de la classe AUKUS garderont donc les approches Nord et Atlantique de l’OTAN, sans oublier toutes les autres technologies qui auront pu être développées dans ce cadre puis déployées pour les enjeux de sécurité européens. AUKUS n’est donc plus seulement un souvenir diplomatique douloureux, mais un enjeu de sécurité et de défense pour l’Europe.
Sur le plan militaire, AUKUS a aussi imposé de profondes refontes des priorités de chaque pays. Les USA sont donc sous pression pour réarmer sa flotte sous-marine et peuvent même trouver de nouvelles ressources pour la maintenance de sa flotte sous-marine grâce au partenaire australien. L’Australie s’est lancé dans une profonde refonte de sa flotte de surface, du format global de ses forces armées et de sa stratégie de Défense pour s’adapter au poids du programme des sous-marins sur ses finances, ses capacités industrielles et sa capacité à armer la future flotte. Le Royaume-Uni fait de même en réinvestissant lourdement dans sa construction navale et en replaçant la technologie au coeur de son format d’armées pour répondre aux menaces de demain.
L’Australie n’aura pas proliféré suite à AUKUS, mais force est de constater que ce partenariat a ouvert la porte au transfert de la technologie de la propulsion nucléaire sous-marine à d’autres Etats de la région Indo-Pacifique. La Corée du Sud va ainsi construire sur le sol américain ses futurs sous-marins à propulsion nucléaire, avec un investissement dans les centaines de milliards de dollars qui vont rendre bien petit les 3Mds$ à verser par l’Australie. Le Japon reste discret, mais regarde la porte entre-ouverte et s’interroge sur l’opportunité de la pousser et le prix à payer qui semble aujourd’hui assez faramineux.
Concernant le Pilier 2 d’AUKUS, des accords spécifiques trilatéraux ont été signés et annoncés dans le quantique, le spatial ou encore les missiles hypersoniques. Des exercices et démonstrations militaires ont été organisées régulièrement dans les domaines des capacités de drones sous-marins, de surface, terrestres et aériens entre les trois Nations, démontrant les enjeux opérationnels concrets qu’ils cherchent à trouver rapidement, en tout cas plus rapidement que la livraison des sous-marins envisagés. Des discussions ont eu lieu avec d’autres potentiels partenaires, sans changement majeur à l’heure actuelle.
AUKUS demain
AUKUS aura survécu aux revues des trois partenaires et aux changements de gouvernement successifs de ces 4 dernières années. Le Pilier 1 d’AUKUS sera confirmé, avec la vente des SSN Virginia à l’Australie à partir de 2032 et la construction des SSN AUKUS. Le Pilier 2 sera le domaine à regarder avec plus d’attention que le reste. Les trois partenaires ont mené des discussions sur son périmètre qui devrait être resserré. Quel que soit les domaines, il s’agira sans aucun doute plus d’ajustements que d’abandons purs et simples.
Sur ce dernier point, l’extension d’AUKUS à d’autres partenaires ne sera probablement plus une question d’actualité. Le transfert de la propulsion nucléaire à d’autres pays n’est décidément plus un tabou et se fera en parallèle à AUKUS, qui aura ouvert la voie quatre ans auparavant. Dans le deuxième pilier, les coopérations vont sûrement se poursuivre et s’approfondir avec d’autres partenaires, mais plus certainement dans d’autres cadres bilatéraux. Les partenariats de l’Australie avec l’Inde, le Japon, la Corée du Sud et d’autres pays de la région se sont déjà multipliés en marge des perspectives de collaboration avec AUKUS Pillar 2. Ils vont devenir plus importants à l’avenir, juste aussi pour compenser une relation avec le partenaire américain qui sera recentrée et qui, quoi que toujours centrale, restera compliquée à l’ère de l’America First.
Et c’est là où on touche la question existentielle d’AUKUS. Malgré les doutes et les débats à rallonge sur la fiabilité de l’allié américain tant en Europe pour les Britanniques qu’en Indo-Pacifique pour l’Australie, les Etats-Unis resteront au centre des relations stratégiques et de la défense des deux autres partenaires. Leurs relations avec les Américains ne se limiteront d’ailleurs pas à AUKUS et, dans l’autre sens, les Etats-Unis auront besoin de ces alliés pour mettre en oeuvre leur vision renouvelée du système international. Chacun peut encore tirer beaucoup de leur partenariat et de leur intégration toujours plus étroite.
Cela ne veut pas dire pour autant que la relation sera sereine, apaisée et stable. Au contraire, Australiens et Britanniques peuvent s’attendre à être mis sous une pression maximum pour atteindre les objectifs stratégiques, économiques et politiques des Etats-Unis. Il est fort probable que les Etats-Unis maintiennent la pression sur l’Australie pour augmenter son budget de défense de façon encore plus significative, ou encore pour obtenir un engagement ferme sur la question taïwanaise. Le prix pour le partenariat américain va continuer d’augmenter en tout état de cause, alors même que les USA se montrent beaucoup plus conciliants avec Russes et Chinois dans une compétition entre grandes puissances qui s’est éclipsée de son agenda stratégique. Les Américains ne sont plus là pour mener les batailles des autres, et peut-être imaginent-ils que les autres puissent même mener leurs batailles à leur place, tout en leur fournissant les moyens de leur prospérité et de leur puissance.
Pour les Britanniques, ils se retrouvent au même titre que les autres Européens à la merci des compromis recherchés par Washington avec Moscou, et d’une paix faite sur le dos des intérêts européens dont les Américains ne retiennent que l’intérêt d’un accès aux marchés, écrans et libertés européens. L’establishment politique britannique sera aussi parmi les premiers visés par toute ingérence politique américaine qui découlerait naturellement du soutien américain aux forces qui seraient seules capable d’éviter « l’extinction européenne » comme l’intègre officiellement les Etats-Unis dans sa stratégie de sécurité nationale toute récente.
Les relations des Etats-Unis avec deux de ses alliés les plus proches et les plus précieux ont sans aucun doute atteint un âge d’or avec AUKUS. Le problème est de pouvoir maintenir cette relation en état dans la durée. Des décennies de coopération ont démontré que cela était possible mais l’interrogation demeure principalement sur les conséquences à moyen et long d’un agenda stratégique où les divergences stratégiques ne seront pas seulement accessoires. Elles concernent dorénavant une vision presque civilisationnelle de l’ordre international. Le principe de réalité et la proximité stratégique vont sûrement dominer les relations comme aujourd’hui, mais le nouveau contexte stratégique va aussi les pousser à poursuivre et approfondir leur diversification de leurs partenariats. Non pas pour s’émanciper des Américains, mais être capables de rester crédible quand les Etats-Unis ne seront plus forcément là face à des adversaires stratégiques qu’ils ne chercheront plus forcément à contenir, au nom de l’America First et de sa quête de prospérité.