L’histoire de l’art du commandement continue de s’écrire sous nos yeux. Dans son livre Command : the politics of military operations from Korea to Ukraine, Lawrence Freedman décrit dans son douzième chapitre les premières leçons envisageables avant la publication de son oeuvre de la manière avec laquelle Vladimir Poutine a lancé et mené son « opération spéciale » en Ukraine. Poutine a-t-il succombé aux travers des régimes autocratiques pour se trouver dans l’impasse actuelle? Isolé au sommet, craint de tous et luttant lui-même pour sa survie politique, le président Poutine se serait retrouvé entouré de soutiens profitant bien du système qui seront les derniers à lui dire ses quatre vérités ou à le retenir des projets les plus inimaginables. Ce retour de la Guerre en Europe pose donc la question des chefs qui la mène et de ce qui fait commander.
Lawrence Freedman interroge plus d’une quinzaine de conflits couvrant toutes les géographies, de nombreuses situations politiques différentes et d’innombrables chefs sur la deuxième partie du 20ème siècle pour s’interroger sur le centre nerveux de tout conflit, l’art du commandement qu’il interprète sous l’angle de la politique des opérations militaires. Le commandement n’est ici pas envisagé sur le seul angle de la réalisation d’une manoeuvre ou d’un grand plan de bataille : Il est remis dans le contexte politique, civil, culturel, économique et géopolitique.
Le commandant ne peut donc pas se contenter de vivre que de guerre et de victoire sur le champ de bataille. Il est aussi donc emporté dans ce que l’auteur qualifie de politiques des opérations militaires. Il doit ainsi négocier sa place et ses décisions dans un champ et des organisations publics et politiques bien plus larges et le danger le guette de perdre contact avec ces autres réalités qui s’imposent à lui. Un Général Macarthur au sommet de sa popularité n’aura pas évité d’être évincé du commandement du théâtre Pacifique lors de la guerre de Corée dans les années 1950 pour ne pas avoir aussi su trouver sa place sous l’ordre d’un Truman qui ne pouvait accepter son insubordination. Peut-être n’aura-t-il pas non plus reconnu la perte de confiance de la direction militaire américaine ou de la réalité du conflit de l’époque qui ont permis au président américain la mise à l’écart d’une véritable icône.
De son côté, le politique ou l’autorité civile doit mener sa politique et se structurer pour prendre ou garder le contrôle des opérations militaires. L’exemple de la crise des missiles de Cuba est de nouveau examiné dans ce livre, mais le chapitre sur la guerre du Vietnam présente aussi comment le couple Nixon/Kissinger a lutté avec l’établissement militaire pour soumettre l’organisation des opérations aux effets politiques recherchés. Il aura réalisé cela avec plus ou moins de réussite, démontrant ainsi les luttes complexes de pouvoir entre chacune des parties prenantes d’un même camp.
Mais il est aussi possible de s’intéresser au cas du politique qui se retrouve aux abonnés absents, qui laisse ou qui perd tout contrôle sur ses forces armées. L’étude des cas des guerres d’Indochine et d’Algérie avec la France jette la lumière sur cette situation où la ligne de communication entre politiques et commandement militaire ne répond plus, créant des décalages entre les objectifs et les stratégies de chacun. Dans ces cas de guerres de décolonisation, les militaires français se sont trouvés face à la question de savoir à qui ils devaient leur loyauté : le gouvernement d’un jour ou les intérêts supérieurs de la Nation? Face au sentiment d’avoir été abandonné par le pouvoir politique à Dien Bien Phu pour négocier un retrait dans la défaite, la promesse du « plus jamais ça » a résonné dans la conduite de la guerre d’Algérie où le commandement militaire est allé jusqu’à la sédition et des projets de coup d’Etat. Cet épisode encore très lourd dans la psyché politique française a modifié profondément la relation civilo-militaire jusqu’à aujourd’hui, en consacrant la suprématie du politique sur le commandement militaire et en cantonnant le rôle du militaire à sa mission première.
Les histoires et les analyses sur plus d’une quinzaine de conflits permettent d’identifier les nombreuses situations d’expression du commandement. S’il fallait offrir une définition synthétique de ce qu’est « commander » à partir de ces nombreux cas d’études, nous pourrions le définir comme la capacité d’exiger l’exécution de décisions et d’actions au nom d’une autorité légitimement exercée. Commander repose sur une base légale et politique légitimant la subordination d’individus pour la réalisation d’un objectif militaire et politique et impose donc une organisation structurée par rang et par assignation permettant d’en assurer l’exécution. Les nombreux exemples pris dans ce livre sur un peu plus de 70 années d’histoire moderne démontrent la très grande diversité des contextes et des formes prises par le commandement qui se trouvent aux prises avec les sensibilités, ambitions et névroses des peuples et des nations, sans compter leur évolution ainsi que celle de leurs perceptions dans le temps.
Ce principe est intéressant parce qu’il prend toute son importance autant quand il est désobéi que suivi. Sa mise en œuvre comprend mille et une nuance de gris car l’ordre s’impose dans ce qu’il y a de plus incertains, mouvants et complexes que les relations humaines. L’ordre rencontre aussi mille et une résistances plus ou moins flagrantes.
« Désobéir, c’est l’insubordination. Partir, c’est la désertion. Renverser un commandant, c’est une mutinerie » et les exemples sont légion. Hormis les premiers exemples français ou américains mentionnés précédemment, l’auteur revient sur ce qu’il présente comme un archétype de l’insubordination à travers l’analyse de la carrière militaire et politique d’Ariel Sharon. L’homme de terrain a réussi à s’imposer et à survivre de ses nombreuses incartades en raison de la stature qu’il a réussi à construire malgré ou grâce à sa capacité à passer outre les ordres donnés. La lecture du chapitre qui lui est consacré décrit très bien les dynamiques de pouvoir entre chefs permettant à un chef de conduire sa propre stratégie au dépens des choix de ses supérieurs.
Le cas russe évoqué précédemment peut être aujourd’hui complété par l’épisode estival de la rébellion de l’armée de mercenaires russes de Poutine, le fameux Wagner, dirigée par son ancien/actuel protégé Evgueni Prigojine. Wagner s’est retourné contre son maitre pour exiger le renvoi du ministre russe de la Défense Sergei Shoigu et du chef d’Etat-major Valery Gerasimov. Les plateaux télévisés s’entre-déchirent depuis pour savoir si cette rébellion visait juste ces personnages, s’ils cherchaient vraiment à renverser Poutine. Mais une chose est sûre, la guerre des chefs, les risques d’insubordination et les efforts pour gérer cette situation notamment à travers un renouvellement quasi-constants des généraux menant les opérations sont des éléments majeurs du conflit côté russe.
Commander, c’est ensuite une question de politique. Les exemples de grands et moins grands commandeurs qui ont marqués la deuxième partie du 20ème siècle et le début du 21ème siècle mettent en scène les relations compliquées entre chefs militaires, entre chefs militaires et autorités civiles, les bénéfices, les limites et parfois la futilité de la distinction des sphères militaires et civiles dans les régimes occidentaux et démocratiques, tout comme la raison d’être, les forces et les faiblesses de la soumission de l’un par l’autre. Les guerres américaines depuis le Vietnam jusqu’à aujourd’hui sont étudiées sous cet angle de la complexité. L’auteur revient à plusieurs reprises sur les relations entre le Président américain et son administration avec les militaires et les services de renseignement. La situation devient encore plus compliquée dans les cas de guerres en coalition ou menées à travers des organisations comme l’OTAN qui sont aussi examinées dans ce livre (Ex-Yougoslavie, Iraq, Afghanistan). L’alignement des intérêts, des ambitions et des perceptions de chacune des parties est un facteur des conflits modernes du côté des Occidentaux et restera un élément majeur pour les conflits actuels et à venir.
Le comment faire se retrouve alors dans ces politiques, mais il est intimement lié aux finalités du commandement. Pour quoi faire alors ? Se bat-on toujours pour la bonne cause ? Sait-on pourquoi on se bat ? Derrière les grandes idées, les ambitions et les passions, la quinzaine d’histoires de conflits démontre une grande pluralité des objectifs, voire parfois une incompréhension et des concurrences internes qui ne seront même pas résolues à la fin de la guerre. Les objectifs peuvent aussi être complètement en décalage avec les moyens réellement engagés. Commander devient donc une aventure humaine qui, loin du cliché romantique du chef chevauchant son cheval blanc au-devant de ses troupes, commence par la mobilisation et l’organisation de troupes, voire de peuples, pour mettre entre leurs mains un avenir incertain.

Freedman (Lawrence), Command: The politics of military operations from Korea to Ukraine, Oxford University Press, 2022