La simple histoire d’un « ballon » qui « s’égara » au-dessus des Etats-Unis et de ses sites stratégiques, pour « étudier la pluie et le beau temps », enflamma la relation sino-américaine en quelques jours et nous détourna pour un instant de la guerre en Ukraine.
Cet événement a entrainé le report d’une visite de haut niveau du Secrétaire d’Etat américain à Beijing et une session d’entrainement de tir à missile réel pour un F-22, qui sera le premier appareil de guerre américain à pouvoir arborer une cocarde chinoise dans l’arsenal américain moderne et le conflit annoncé entre les deux superpuissances.
Ceci illustre l’objectif principal du livre The Avoidable War : The Dangers of a Catastrophic Conflict between the US and Xi Jinping’s China de l’ancien Premier ministre australien et future ambassadeur australien aux Etats-Unis Kevin Rudd : Comment éviter une guerre que l’on ne pense plus comme inévitable ?
Il ne fait aucun doute que la situation est et sera instrumentalisée autant par les Etats-Unis et par la Chine. Elle n’a pas grand-chose de nouveau en soi au final. Nous avons appris à cette occasion que plusieurs dirigeables télé-opérés s’étaient déjà aventurés au dessus des Etats-Unis les années précédentes. Les satellites chinois doivent déjà avoir les yeux braqués en toute impunité depuis l’espace sur les sites stratégiques américains. La chasse à l’espionnage chinois bat aussi son plein aux Etats-Unis.
Pourquoi alors une telle réaction aujourd’hui et pourquoi serait-ce significatif ? Ceci nous ramène à l’objectif ultime du livre de Kevin Rudd qui appelle les Etats-Unis et la Chine à définir un cadre de Managed Strategic Competition,que l’on pourrait traduire comme « compétition stratégique contrôlée », dans lequel la confrontation inéluctable entre ces deux superpuissances puisse se déployer sans déboucher sur un conflit ouvert à l’issue incalculable, et ce en fonction d’un ensemble de règles ou de lignes rouge que les deux pays sont appelées à mettre en place pour encadrer leur relation. Des lignes rouge qui manqueraient cruellement aujourd’hui entre les deux parties en cause.
Les Etats-Unis et la Chine trouveront-ils pour autant un intérêt à se fixer de telles règles dans leurs relations bilatérales ? Le parallèle le plus direct est celui avec la relation entre les Etats-Unis et l’Union soviétique durant la période de Guerre froide. La crise des missiles de Cuba avait entrainé les deux camps à établir ou préciser un modus vivendi, des voies de communication entre les deux superpuissances dominantes. Peut-on le faire sans passer par une crise d’un degré similaire ?
C’est le vœu dans tous les cas de Kevin Rudd qui concrétise dans cet ouvrage des recherches et le fruit de son expérience diplomatique d’une vie. Son analyse est lucide et réaliste sur l’état d’une relation marquée par une profonde incompréhension de part et d’autres. Il ne conteste pas le choc qu’il y a entre une puissance chinoise qui veut reprendre sa place dans l’histoire, sûre de son progrès, de sa force et de son droit face à une autre puissance qu’elle considère comme déclinante, face à une puissance américaine qui se sent floué par son partenaire chinois.
Le livre commence d’ailleurs sur un décryptage fascinant de la perspective des deux camps sur l’autre. L’auteur prend de la hauteur à cette occasion pour montrer une forme d’incompréhension de chacun sur l’autre, une situation qui tend à grandir au fur et à mesure que la Chine se ferme sur elle-même et que les Etats-Unis font l’inventaire de ce qui n’est pas bien passé. Cette incompréhension est peut-être la plus forte du côté américain par ce qu’il soupçonne être un déficit de culture stratégique sur la Chine. De l’autre côté, l’ouverture chinoise sur les Etats-Unis et l’Occident qui lui a permis d’accélérer son développement est remise en cause aujourd’hui dans une Chine qui se referme idéologiquement sur elle-même, augmentant ainsi la compréhension ou simplement la prise en compte objective du point de vue américain.
Pour contribuer aux efforts de compréhension de la partie chinoise, Kevin Rudd propose une analyse des priorités de la présidence Xi sous la forme de 10 priorités organisées de façon concentrique, partant de la plus importante vers les priorités moins cruciales, tout en restant stratégiques. Beaucoup a déjà été dit sur nombre d’entre elles mais le travail de priorisation et de contextualisation offre un panorama unique sur la vision et la direction d’un régime sur lequel nous avons mis que trop peu d’efforts à comprendre. Cela n’en fait pas de ses lecteurs des experts de la pensée chinoise (ce à quoi je ne prétends aucunement) mais fournit un cadre d’analyses utilisable dès à présent par les décideurs politiques américains et, sous réserve d’adaptation, occidentaux en général.
Nationalisme vs communisme, la fausse opposition
La première grande question (toute bête au demeurant) que je me suis posée à la lecture de ce livre était de savoir s’il fallait traiter la Chine encore comme un régime communiste, ou plutôt comme une dictature nationaliste, assez ou trop banale peut-être. Kevin Rudd remet de façon convaincante les choses à leur place.
Le sentiment nationaliste très fort et la personnalisation du pouvoir du Président Xi Jinping qui s’est réservé une place aux côtés de Mao dans l’histoire de la République populaire de Chine est intégré dans l’histoire du parti et de la Chine communistes, en complément d’une idéologie communiste propre à la Chine qui a été revitalisée sous ses auspices.
L’auteur fait à maintes reprises mention aux présupposés idéologiques léninistes qui sous-tendent la pensée de Xi qui est entrée dans le panthéon idéologique chinois. Il note comment le président chinois cherche à corriger le capitalisme chinois en analysant ses grandes contradictions auxquelles la Chine doit trouver une réponse.
Il est même possible que nous n’ayons pas eu à discuter avec une Chine aussi idéologiquement forte depuis plusieurs décennies. C’est un point important car l’un n’a pas effacé l’autre et l’auteur de ce livre met en garde contre la flexibilité que peut apporter ces différentes approches qui peuvent tout à fait se compléter.
« It’s the Economy, stupid » : Un argument déterminant pour le régime de Xi, mais plus suffisant
Ceci m’amène à la deuxième question bête que j’ai pu avoir à ce sujet. La mère de tous les soucis et des victoires futures de la Chine serait-elle donc l’économie ? C’est une priorité qui se retrouvera très près du centre des priorités du gouvernement Xi et de sa survie ainsi que celle du Parti communiste. Et pourtant, l’ambition de Xi est de mettre l’économie au service de son idéologie.
Il identifie de nouvelles contradictions qui pointent du doigt le fonctionnement actuel de l’économie chinoise, avec, parmi elles, une tentative de mise sous tutelle des entreprises privées chinoises, pourtant motrices dans les gains de productivité et la croissance économique chinoise. Elles sont soupçonnées de manque de loyauté au régime de Xi et au Parti, ce qu’un dirigeant de sa trempe n’acceptera pas.
L’idéologie doit reprendre ses droits pour Xi et ses réformes économiques privilégiant notamment les entreprises publiques chinoises ont été menées malgré les risques avérés sur la croissance chinoise. D’autres priorités se sont intégrées, notamment la lutte contre le changement climatique. Et d’autres objectifs cruciaux – Taïwan – prennent l’ascendant et conditionnent l’approche économique chinoise allant vers la recherche d’un découplage avec les Etats-Unis.
Les 10 priorités de Xi Jinping
Ce petit jeu des questions stupides pourrait durer longtemps, mais retrouvons plutôt les grandes priorités présentées par l’auteur :
1. La politique de se maintenir au pouvoir
2. Garantir l’unité nationale
3. Assurer la prospérité économique
4. Rendre le développement économique durable d’un point de vue environnemental
5. Moderniser les armées
6. Gérer le voisinage de la Chine
7. Sécuriser la périphérie maritime de la Chine – le Pacifique occidental, l’Indo-Pacifique et le Quad
8. La route vers l’Ouest – la Road and Belt Initiative
9. Augmenter l’influence chinoise à travers l’Europe, l’Afrique et l’Amérique latine et mettre le pieds sur l’Arctique
10. Changer l’ordre libéral international
Les derniers chapitres sont consacrés à l’étude des scénarios de l’évolution de la relation sino-américaine et la description de sa proposition de compétition stratégique contrôlée. Nombre d’entre eux se terminent par un conflit entre les deux superpuissances.
Que l’une ou l’autre partie perde importe peu sur l’impact de ces scénarios pour elles et pour l’ordre mondial. Le piège de Thucydide se refermerait alors sur les parties prenantes et un monde bouleversé pour le siècle à venir. L’auteur espère proposer une voie empêchant un tel dénouement et toute la difficulté de son ouvrage est justement de convaincre que c’est possible. Dans quelle direction la relation sino-américaine se dirige-t-elle ?
Une question de compréhension
L’argument de l’auteur repose principalement sur l’incompréhension qui grandit entre la Chine et les Etats-Unis. Il offre une description des positions de chaque partie qui montre la difficulté pour les deux parties de comprendre l’autre et son histoire, créant ainsi déception, frustration et ressentiment. C’est l’un des grands apports de ce livre et c’est un véritable défi pour les deux puissances.
La présentation en cercles concentriques des priorités du régime de Xi a été conçue pour fournir une grille de lecture au décideur américain pour lui permettre de se positionner pour défendre ses intérêts et façonner la relation bilatérale dans une direction voulue et non subie.
Une question de temps et de perception du temps
Au-delà de la recherche d’une meilleure compréhension de ce que veut vraiment le Président Xi, l’auteur souligne que sa solution d’une compétition stratégique contrôlée peut être mise en place parce qu’il considère que chaque partie a besoin de temps :
- Les Etats-Unis pour regagner du terrain en reconstruisant certaines fondations de sa puissance qui se sont érodées au fil de deux décennies de guerres contre le terrorisme et de ses propres incertitudes internes.
- La Chine pour renforcer la résilience de son économie et le découplage avec la puissance américaine avant d’envisager une séparation contrainte par les événements.
Pour les deux parties, l’enjeu d’un découplage économique et technologique est aussi central pour limiter les retombées d’une rupture brutale des relations économique. Mais c’est un processus qui prendra du temps compte tenu de l’imbrication économique, financière, industrielle et technologique issue de plus de trois décennies de libéralisation des échanges et des relations entre les deux pays.
La principale limite de cet argument est justement que les deux parties perçoivent l’horizon du temps de façon très différente. Les dirigeants chinois peuvent très bien percevoir leur calendrier sous d’autres contraintes temporelles qui pourraient l’encourager à passer plus tôt que prévu à l’action : la perception d’une avance chinoise dans certains domaines technologiques et militaires dans la région indo-pacifique face aux Etats-Unis pourrait l’encourager à agir pour intégrer Taïwan dans son giron plus tôt que plus tard. De plus, le défi du vieillissement accéléré du pays et du ralentissement économique font naître la crainte chinoise d’avoir atteint un pic à partir duquel son avantage comparatif vis-à-vis des Etats-Unis ne pourrait que se dégrader.
La perception du régime chinois de la puissance américaine dans la région pourrait aussi les amener à accélérer tout projet audacieux. Les Etats-Unis « reviennent » en Europe et doivent fixer une partie de leur attention et de leurs ressources vers cette région du monde. Dans le même temps, les Américains sont en train de reconstruire son réseau de partenariats et d’alliances dans la région. Il y a bien un rebond ces dernières années dans ce domaine mais cet effort reste encore à ses débuts. Pour la Chine, la question se pose de savoir si cette renaissance va durer et limiter durablement la liberté d’actions chinoises. Enfin, les Etats-Unis peuvent être perçus comme empêtrés dans les divisions intestines qui pourraient potentiellement limiter ou ralentir sa réaction en cas de conflit. 2024, c’est demain.
De l’autre côté, les déclarations officielles ou officieuses d’experts américains en activité ou non se font plus alarmistes. La guerre ne serait plus seulement évitable, mais elle serait aussi plus proche que prévu. Les anticipations tendent vers un durcissement des positions chinoises, avec le risque de dérapages ou d’un conflit ouvert tout simplement. Il y a bien sûr Taïwan mais les sources de conflit qui pourraient entrainer des opérations plus larges s’étendent tant vers le nord que le sud de cette île.
Le ballon dans le camp des Etats-Unis
Kevin Rudd pourrait apparaître comme une colombe qui effaroucherait les partisans de l’inéluctable lutte finale entre Américains et Chinois. Son analyse est pourtant claire, percutante, réaliste et tout à fait consciente de la situation globale de la relation entre les deux pays.
La Chine de Xi Jinping a ses défis à relever, mais elle a aussi une vision claire de ce qu’elle veut et les moyens de la réaliser. Pour les Etats-Unis, beaucoup de choses sont à reconstruire pour rééquilibrer la relation et maintenir un espace indo-pacifique ouvert et libre.
Les Etats-Unis doivent gagner du temps pour reconstruire une vision intérieure cohérente, ses positions militaires dans la région, ses alliances, sa politique commerciale, l’attractivité de son modèle politique et économique qui est par ailleurs à reconstruire en interne. Dans ces conditions, peut-être alors arriverons-nous à une situation où les uns et les autres pourraient se dissuader de se lancer dans un conflit ouvert. Peut-être.
Dans cette attente, les Etats-Unis ont tout intérêt à donner à la Chine les raisons d’attendre avant de se lancer dans toute aventure guerrière. Fixer des lignes rouge ou des règles de comportements ne pourra se faire qu’avec l’assentiment des deux parties. Face au volontarisme chinois de la dernière décennie dans bien des domaines, c’est au tour des Etats-Unis de répondre. Ils devront malheureusement s’approcher du précipice de la guerre pour poser des limites à ce qui est perçu comme des atteintes à ses intérêts stratégiques. La politique du laisser-faire ne marche plus. Le dirigeable chinois abattu au-dessus des Etats-Unis est une première ligne tracée dans le sable.
