The Great Delusion : l’ordre libéral international contraint de se réinventer pour survivre

John Mearsheimer propose ainsi la dernière version à jour du catéchisme néoréaliste qu’il faut absolument lire et étudier pour comprendre ce courant de pensées ainsi que, dans une certaine mesure, l’état dans lequel le monde se trouve aujourd’hui. Il rappelle notamment les cinq hypothèses de base de ce courant. 

Premièrement, les Etats sont les principaux acteurs des Relations Internationales. Deuxièmement, en matière de capacités et d’intentions, les capacités entre Etats sont différentes et sont donc sources de compétition et d’instabilité. Troisièmement, les acteurs des relations internationales n’ont pas une compréhension complète et une adhésion aux intentions de chacun d’entre eux, créant de l’incertitude. Quatrièmement, la survie est le principe primaire fondamental de chaque individu et de chaque communauté humaine. Cinquièmement, les Etats sont des acteurs rationnels, motivés par cet instinct de survie qui leur colle à la peau et qui en justifient leur existence. 

Ces hypothèses entrainent trois comportements. Les Etats se craignent les uns les autres ; ils doivent se débrouiller par eux même pour survivre ; ils ne peuvent jamais être certains des intentions réelles des autres Etats, ce qui les conduit à rechercher à être relativement plus puissant que les autres. 

Dans ce contexte, les Etats trouvent dans le nationalisme une force mobilisatrice que ne saurait utiliser le libéralisme car, justement, cette dernière refuse la primauté de la société sur l’individu comme fondement de son action politique. L’autre grand défaut qui se révèle aussi à cette étape est l’absence d’un Etat supranational, conséquence d’une société internationale essentiellement anarchique pour les Réalistes. Aux libéraux manquerait ainsi le bras armé de la machine étatique qui permet aux Nations d’imposer leur vision profondément basée sur la crainte de l’autre et la nécessité de s’en protéger pour exister.

Son appel final pourrait contraster avec les conclusions que l’on pourrait tirer du réarmement des Etats les uns contre les autres avec un regain de la conflictualité. John Mearsheimer appelle au contraire… à la retenue dans la conduite de la politique étrangère américaine.

Il appelle de ses vœux que cette politique soit refondée sur les intérêts nationaux américains strictement compris et sur la compétition renaissante entre grandes puissances dans les années à venir avec la Chine principalement. John Mearsheimer appelle aussi les Etats-Unis à adopter une compréhension claire des limites imposées par le nationalisme, un manquement qui les aurait engagés dans ces guerres sans fin. Il souhaite restaurer la valeur de l’équilibre de la puissance. Il invite les Etats-Unis à reconsidérer son implication à travers le monde en abandonner ces régions et ces causes qui ne seraient pas dans leur intérêt.

Pour les réalistes, « power is not unstable » car l’Etat est rationnel. Il peut maximiser sa part de pouvoir mondial en mettant des priorités sur ses zones d’influence, en limitant au nécessaire ses interventions militaires internationales et en réévaluant ses engagements dans certaines régions du monde. Et le nationalisme est même présenté comme une force de retenue. Revenant sur la théorie des dominos durant la Guerre froide selon laquelle l’ordre mondial aurait été menacé par la conversion des Etats au communisme, il souligne la force des mouvements nationalistes contre une idéologie universelle (le communisme en l’occurrence) dont l’influence a au final été surestimée. Pour accomplir cette œuvre, il appelle au « Grand Remplacement » de l’élite politique actuelle, par une contre-élite capable de remettre en cause les dogmes qui conduiraient  aujourd’hui les Etats-Unis à l’échec.

Faut-il alors en conclure que le libéralisme a perdu en cette fin de décennie 2010 la bataille idéologique, à l’image du communisme après 1989 ? La force du vrai libéral reste, malgré tout, sa grande flexibilité et, comme l’auteur le rappelle non sans un dégoût et un mépris non feints, il n’hésitera pas à être « libéral de cœur et en paroles tout en agissant en réaliste ». 

La bataille du libéralisme à l’américaine pour évangéliser le monde n’a tout d’abord certainement pas commencé en 1989. La période post-guerre froide d’hégémonie libérale s’inscrit en fait dans une longue tradition libérale et interventionniste américaine et ne constitue même pas le seul moment d’hyperpuissance des Etats-Unis dans sa courte histoire internationale.

La compétition entre les Etats-Unis et l’Union soviétique durant la Guerre froide était tout autant une question idéologique qu’un simple choc des puissances, ce qui a pu aboutir, selon certains critiques de l’œuvre de Mearsheimer (voir les contributions d’une table ronde organisée sur cette oeuvre par l’ISS Forum par de grands noms des théories des RI en septembre 2019), à grossir la menace russe et à pousser la puissance américaine à agir au delà de ses stricts intérêts. Il serait intéressant d’examiner certains choix de la stratégie américaine sous cet angle pour mesurer l’impact de l’idéologie dans la poursuite de la Guerre froide telle qu’elle s’est déroulée. Quand bien même l’Amérique choisissait de soutenir des régimes ou des partis politiques non démocratiques dans son pré carré sud américain, c’était autant au nom des valeurs libérales qu’elle s’abaissait à cela afin d’empêcher au bloc communiste d’étendre son réseau à ses frontières dans le cadre de cette lutte idéologique.

C’est aussi la vision libérale du monde qui a été appelée lors de la mobilisation des troupes américaines qui devaient s’engager sur le sol européen dans la Grande Guerre de 1914-1918, une période où l’isolationnisme américain était de rigueur. La Pax Americana qui était alors proposée s’est traduite dans les 14 points du Président Wilson qui appelait de ses vœux l’ouverture des économies, un commerce international juste et équilibré et la création d’une véritable instance internationale devant garantir la paix. Leur « retenue » à l’issue de cette guerre a sûrement pesé dans les déséquilibres qui sont nés dans le nouvel ordre mondial qui est né de la paix de Versailles de 1919.

A la fin de la deuxième guerre mondiale, les Etats-Unis se sont retrouvés alors pour la première fois dans cette situation d’hyperpuissance, sans réel concurrent. La puissance russe avait remporté une belle victoire symbolique mais les éléments de la puissance étaient clairement sous domination américaine : la production industrielle, la monnaie, les armées, l’arme nucléaire, la présence à travers le monde, l’ordre international. Ils en ont  profité pour imposer et mettre sur pied les bases de l’ordre libéral international tel qu’on le connaît peu ou prou (Organisation des Nations Unies, descendants des institutions de Bretton Woods, Alliance atlantique…). 

Surtout, malgré les imperfections criantes du système qui se font sentir aujourd’hui, notre mémoire parfois sélective nous fait oublier que ce système issu de cette première période quasi-impériale américaine a abouti à la reconstruction, à la prospérité et à la pacification d’une Europe qui s’est même laissée endormir par les dividendes de la paix, ou encore à l’ancrage d’un Japon défait en 1945, après plusieurs décennies de statut de montée en puissance régionale, pour l’amener de nouveau jusqu’au firmament des puissances économiques. Ce système libéral international a aussi permis le réveil économique et politique de l’Asie et l’émergence de nombreux autres pays à travers le monde, parfois, voire souvent, de façon chaotique et avec des déséquilibres qu’il ne faut pas ignorés, mais ancrés, jusqu’à présent, dans la superstructure idéologique mondiale voulue et dominée de la tête et des pieds par les Etats-Unis. La naïveté américaine nourrie au biberon des idéologies libérales tant décriées jusque dans l’œuvre de Mearsheimer a donc quelques solides fondations qui ont pu justifier l’optimisme de ses plus extravagants porte-étendards.

Peut-être pourrait-on même répliquer que, parce que les Etats-Unis auraient perdu de vue ses fondements libéraux que sa politique étrangère l’a amené dans les excès qui la pénalisent aujourd’hui. La stricte égalité établie dans le raisonnement de l’auteur entre libéraux et néo-conservateurs est sûrement un point à remettre en question ou à nuancer. Le mouvement néo-conservateur qui a marqué la présidence du Président Bush de 2000 à 2008 a certes des racines dans l’idéologie libérale mais ses aspirations transformationnelles par la force militaire dans une vision offensive telle qu’elle a été dessinée et appliquée au tournant du millénaire dépasse allègrement le cadre théorique traditionnel du libéralisme tel qu’on peut le définir traditionnellement en relations internationales et même dans la politique intérieure américaine avec ses présupposés sur la suprématie du droit, le recours aux institutions multinationales comme régisseur des affaires de la communauté internationale, l’interdiction de la guerre, etc. Là où l’auteur voit une compromission, il faudrait plutôt y voir un divorce. Les valeurs libérales ont été instrumentalisées et pâtissent de leur prise en otage par un certain aventurisme duquel les Etats-Unis n’arrivent pas à sortir par le haut, emportés par les bouleversements des trois dernières décennies.

Nous ne retrouvons que partiellement cette distinction dans le travail de John Mearsheimer. Il préfère quant à lui distinguer les libéraux progressistes, qui veulent changer activement la société pour faire triompher les droits individuels inaliénables dans le pays et à travers le monde, des libéraux modus vivendi qui cherchent quant à eux seulement à limiter la puissance et le rôle de l’Etat pour préserver les libertés publiques. Il trouve d’ailleurs que cette deuxième version serait plus accommodante car, au final, elle permettrait une certaine retenue dans les affaires du monde. Mais limiter le libéralisme progressiste à cette vision néoconservatrice est trop restrictive par rapport aux réalités du libéralisme qui trouve des aspirations transformationnelles beaucoup plus pacifiques, déterminantes et légitimes, notamment à travers l’émergence et l’implantation mondiale de réseaux d’organisations non gouvernementales ou de réseaux entiers d’institutions internationales. 

Il est difficile de ne pas y voir une instrumentalisation de cette distinction et, au final, du débat académique, sur cette opposition entre libéralisme et réalisme par la réalité du débat politique américain intérieur. Cette œuvre précise de John Mearsheimer est avant tout la réponse à des questions de politique étrangère américaine. La théorie des relations internationales semble exploitée à des fins de politique intérieure. 

Tous les éléments de langage et marqueurs politiques du courant qui a pris le contrôle de la ligne politique républicaine de ces dernières années contre les démocrates, libéraux ou assimilés s’y retrouvent : Les libéraux « are wrong » et ont « menti » sur la vraie nature de l’humanité ; ils sont profondément hypocrites, « preaching like liberals but acting like realists » ; ils sont « weak » car leur courant de pensée n’a pas la force mobilisatrice pour se poser en alternative crédible au nationalisme ; l’échec de la raison dans la détermination de normes universelles pouvant unir l’humanité laisse la place au relativisme et au tribal « charbonnier maître chez lui » ; le « social engineering », ça ne marche pas et va à l’encontre des valeurs et aspirations fondamentales des sociétés de survivre et de célébrer leurs traditions immuables. Et, surtout, l’élite républicaine et démocrate aux affaires lutte fondamentalement et méprise complètement le peuple américain, pointant du doigt le fameux « deep state », le fameux swamp, qui contrôlerait Washington.

En conclusion, John Mearsheimer impose le défi de la survie idéologique à la pensée libérale. Cette bataille sera sans pitié. Elle coûterait une vision de l’Homme libre et égal en droit, en opportunité et en dignité, qui ne serait plus réservée qu’à une nouvelle élite surprotégée et paradoxalement impotente. Mais il devrait prendre garde car s’il devait s’agir d’une défaite cuisante du libéralisme, cela n’entrainerait pas de facto une victoire totale du réalisme. L’appel au réalisme et à la retenue de John Mearsheimer pourrait se faire supplanter par l’avènement d’un interventionnisme illibéral tout aussi aventureux et coûteux que l’on entrevoit dans maints dossiers économiques, politiques, diplomatiques et sociaux dans une Amérique qui cherche de nouveau ses repères mais aussi de la part d’autres puissances mondiales. 

Après ce qu’il faut bien qualifier d’échecs cuisants aux retombées nationales et mondiales et constater l’émergence d’un possible ordre futur illibéral, faut-il reconstruire le monde libéral ? Et, surtout, comment peut-on y arriver ?

MEARSHEIMER, John J., The great delusion : liberal dreams and international realities, New Haven, Henri L. Stimson Series, Yale University Press, 2018, 328 p.

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