Dans son essai Le paradis perdu : l’Amérique de Trump et la fin des illusions européennes, Benjamin Haddad appelle l’Europe libérale à agir et à penser en réaliste pour la survie de son projet politique, avec cette dose d’ « hypocrisie » que condamnerait bien volontiers un John Mearsheimer, porte-étendard de la cause réaliste dans son dernier ouvrage The Great Delusion.
Mais, partant de bords différents de l’Atlantique, Haddad et Mearsheimer se retrouvent sur ce que l’Europe d’un côté, et les Etats-Unis de l’autre, doivent faire pour survivre. Ils leur proposent de repenser leur approche des affaires internationales sur le fondement d’une analyse précise et sans concession de leurs intérêts propres et non plus sur le fondement seul d’une vision idéalisée du monde, sans tabou sur les positions à remettre en cause. Là où John Mearsheimer appelle à une politique de retenue pour les Etats-Unis, Benjamin Haddad propose au contraire un projet de réarmement politique de l’Europe que je vous invite à explorer dans sa lecture passionnante de l’inflexion de l’histoire que nous sommes en train de vivre.
Le tournant de 2016 : Une Amérique « fatiguée du Monde » et tentée par l’unilatéralisme et la remise en cause de l’ordre libéral international
Faut-il tout d’abord accepter ce point d’inflexion de l’Histoire qui mettrait fin à la période post-guerre froide ouverte en 1989 ? Pour l’auteur, 2016 marque symboliquement ce grand changement : vote du Brexit, crise de l’Union européenne, victoires électorales de partis populistes en Europe et à travers le monde (Bolsonaro au Brésil) et « illibéralisme » grandissant à travers les démocraties dans le monde, élection de l’électron libre Donald Trump à la présidence américaine, affirmation géopolitique du modèle politique chinois sous l’ère Xi Jinping, résurgence de la Russie comme puissance au Moyen-Orient…
Mais le changement principal concerne l’hyperpuissance américaine qui seule est capable à ce stade de faire ou défaire l’ordre international actuel qu’elle a elle-même créé. La constatation à cette date est bien que les Américains sont « fatigués du monde », pour citer Robert Kagan. Benjamin Haddad défend ainsi l’hypothèse que « Donald Trump n’est pas un accident de l’Histoire » et que son élection traduit un changement significatif de posture, voire de matrice idéologique, des Etats-Unis dans les affaires internationales pour au moins la décennie à venir.
Ces changements ont lieu dans le cadre d’une crise de conscience de sa destinée internationale provoquée par deux décennies de guerres ininterrompues et peu fructueuses au Moyen-Orient et en Afghanistan, ainsi que par le sentiment de déclassement économique et social d’une partie du peuple américain.
Aux fondements de la crise de conscience américaine
L’impact des guerres sur la politique militaire américaine fait consensus pour ne pas revenir dessus trop longtemps. L’auteur apporte surtout au public français un décryptage de l’autre grand ressort de la crise américaine dans ce qu’il décrit comme l’« Amérique Houellebecquienne ».
Cette Amérique là est prise en étau entre le déclassement économique de ses classes moyennes et populaires et une crispation identitaire forte, ce qui se traduit par une radicalisation et une tribalisation des partis politiques sous la pression de sa base militante qui cherche une réponse de plus en plus désespérée à ses souffrances. Dans cette situation, l’élite américaine est accusée d’un double chef d’accusation : elle aurait été à l’origine du déclassement économique en soutenant un libéralisme qui aurait causé la délocalisation d’industrie et l’émergence d’une concurrence jugée déloyale et tueuse d’emplois et d’opportunités. Et elle se trouverait aujourd’hui incapable de répondre à ce déclassement.
L’auteur souligne que la crise des Opioïdes, marquée aux Etats-Unis par de très nombreux cas de dépendance et d’overdoses à des médicaments légaux symbolise cette double impuissance : une Amérique abandonnée trouve dans ces médicaments un échappatoire à leur impuissance face à leur exclusion des bienfaits de la mondialisation, tandis qu’une élite impuissante à régler cette crise se trouve en plus accusée d’avoir été complice de cette crise en approuvant la mise sur le marché des médicaments incriminés.
Entre une partie du peuple américain et son élite politique, c’est donc la rupture. Dans ce contexte, l’Amérique flamboyante des pionniers et de la conquête de nouvelles frontières, protectrice du monde libre, se met à douter de son modèle libéral et de ses ambitions civilisatrices qui ont mené pour le meilleur et pour le pire sa politique étrangère depuis un siècle.
La puissance américaine se détourne ainsi des deux facettes de son exceptionnalisme qui sont le caractère unique et exemplaire de son expérience politique et le sens d’une mission civilisatrice sur la scène internationale. Ce changement avait été initié sous l’ère Obama. Il est dorénavant repris et amplifié avec de toutes autres intentions sous l’ère Trump avec sa doctrine bien connue America First qui se nourrit des déséquilibres, des traumatismes et des impuissances successives et collectives dans les affaires domestiques et internationales du projet américain.
Les tenants de la doctrine America First de l’ère Trumpienne
A ce sujet, l’auteur estime tout d’abord que le premier changement majeur se traduit par un président plus prévisible sur les questions de politique étrangère avec le retour de la « compétition des grandes puissances » en tête d’agenda international de la puissance américaine. Ceci ouvre la porte à un recentrage de la stratégie américaine et la fin de la guerre globale contre le terrorisme avec un désengagement prévisible des terrains d’opérations non prioritaires.
Cette doctrine marque aussi le retour de l’importance de la « frontière ». Il ne s’agit sûrement pas de la New Frontier telle qu’elle avait pu être présentée par John F. Kennedy et de cet appel au peuple américain à se dépasser pour résoudre les grands défis de l’époque, de la conquête spatiale à la lutte contre la pauvreté. Il s’agit plutôt d’un rétrécissement de l’horizon en imposant des limites claires au projet politique américain, avec un repli sur soi assez marqué. Souverainisme, nationalisme et unilatéralisme deviennent ou redeviennent les valeurs cardinales de la puissance américaine.
L’auteur trouve les racines historiques et idéologiques du Trumpisme dans la tradition jacksonienne. Andrew Jackson, premier président populiste des Etats-Unis, est associée à une tradition politique qui serait la plus méprisée car la moins intellectuelle, de la politique américaine. On y trouve une définition étroite des intérêts américains, contre toute croisade morale. Cette tradition se concentre sur la défense de la frontière, la sécurité physique et le bien-être économique du territoire américain, avec une méfiance non feinte contre l’intrusion de l’Etat fédéral.
Cela se traduirait ainsi dans les discours et les politiques du Président Trump par sa lutte contre l’Etat profond, le fameux « Deep State », « the swamp ». L’auteur reprend les propos de l’académique renommé Walter Russell Mead qui décrit l’objectif clair de cette tradition: « Les Etats-Unis ne sont pas une entité politique créée et définie par un corps de propositions intellectuelles inscrites dans les Lumières et orientée vers l’accomplissement d’une mission universelle. Ils sont plutôt l’Etat-nation du peuple américain, et doivent s’occuper de leurs propres affaires. » Cette tradition incarne une Amérique martiale, isolationniste et patriote qui est vivement attachée au deuxième amendement de la Constitution qui garantit le port d’armes.