« Nous étions heureux (et libres) mais nous ne le savions pas. » Le confinement mondial a mis à rude épreuve les républiques libérales qui ont dû soumettre des populations sous le choc à des niveaux de restrictions inédites sur les libertés publiques qu’elles n’avaient pas connu depuis très longtemps, pour tenter de trouver une réponse collective à une menace globale, insaisissable mais bien réelle.
Le confinement a aussi levé un vent très fort de contestation de tout forme d’actions publiques qui est instrumentalisé sans vergogne par certains. Cela ne se contente pas seulement de discuter ou réfuter les modalités de telle ou telle action, mais cela se manifeste aussi par un rejet violent de la légitimité même de toute action collective ou des autorités publiques, ce qui aboutit à assimiler bien trop facilement leur formes d’expression à des actes liberticides et à une domination injuste.
Ma lecture d’une compilation d’essais sous la direction d’Yiftah Elazar et de Geneviève Rousselière sur le sujet du républicanisme et du futur de la démocratie, et plus particulièrement dans sa première partie écrite par Phillip Pettit, tombe à pic pour essayer de comprendre ce « carnage » au sein de l’idée républicaine du bien commun que j’identifie dans l’incapacité des peuples à se réunir, à le définir et à le mettre en œuvre. Et ce carnage a lieu de plus en plus au nom de libertés brandies et déformées par un esprit de plus en plus partisan en des injonctions nous interdisant d’agir ensemble.
Ces temps de crise sont extraordinaires justement parce qu’ils appelaient à une action publique et commune qui allait contraindre nos libertés, droits et privilèges.
Au cœur de notre problème, se trouve donc ici l’acceptabilité d’un certain degré de coercition publique pour accomplir les « affaires communes du peuple », pour reprendre l’un des fondements de la définition de la République par Cicéron, dans des systèmes politiques fondés dans nos sociétés occidentales libérales sur les principes de non-domination, de participation et d’action commune.
Autrement dit, dans un système républicain où la dignité de citoyen est reconnue à tous et pour tous en leur donnant des droits, des devoirs, des protections et des opportunités de participation et d’influence leur conférant une indépendance contre toute domination privée ou publique tant dans leurs affaires propres que collectives, la figure étatique se doit d’accomplir la mission qui lui est confiée par ce corps des citoyens au nom d’une certaine idée d’un bien commun qui peut imposer un certain niveau de contraintes et de coercition, sans pour autant réimposer une forme de domination indue par nature.
Pourquoi devrions-nous alors accepter de limiter certaines libertés ? Est-ce républicain ? Est-ce justifié ?
Le premier défi est que nous ne savons plus justement déjà par où commencer et quoi mettre dans ce bien commun qui nous permettrait de comprendre ces contraintes, surtout lorsqu’on n’est pas forcément d’accord ou en faveur. Le bien commun est défini dans cet ouvrage comme principe de non-domination. Son objectif est de permettre l’action privée et commune du citoyen reconnu en le protégeant contre l’arbitraire d’une autre personne, privée ou publique. Ce bien commun peut aussi être rapproché des affaires communes du peuple et de ces sujets que devraient affronter en tant que communauté un peuple. La notion de bien commun est aussi un critère qui était de plus en plus déterminant dans la définition d’un agenda d’actions mondiales sur les grands sujets liés par exemple au changement climatique, à la protection de l’environnement, à la lutte contre la pauvreté et les inégalités, etc. (voir notamment mon post sur la définition de la mondialisation par Bertrand Badie). Qu’en reste-t-il de tout cela dans notre discours public ou dans nos projets communautaires ?
Dans le même temps, tout bien ou toute chose publique qui vivoterait n’est plus commun mais devient plutôt partisan, ségrégant et moralement incontestable. Phillip Pettit revient sur les qualités que le bien commun doit prendre pour rendre justement acceptable et légitime son application et sa coercition au sein de ladite communauté. La renonciation à la « partisanerie », l’acceptation non pas d’une vérité établie mais d’un socle commun de critères et de principes sur lesquels la pluralité des décisions pouvant être prise pourrait être acceptable aux yeux des personnes s’y opposant, et sa reconnaissance implicite en pratique, devraient créer les conditions à un dialogue entre les parties intéressées qui, si elles étaient raisonnables, devraient être capables de reconnaître dans la décision prise pourtant défavorable des raisons de ne pas se considérer comme dominé.
En d’autres termes, s’il doit nous être toujours possible de discuter des modalités de telle ou telle décisions prises dans le cadre républicain, il ne devrait pas pour autant être possible d’en dénoncer constamment le fondement ou la légitimité, à moins de porter l’accusation de la sortie de ce cadre.
Tout ceci est un vaste programme sans nul doute. Je retiendrai un certain nombre de grandes vertus que l’on pourrait tirer de ces qualités du bien commun : la prudence, le dialogue, la retenue et la solidarité sont des forces qui doivent nous permettre de surmonter ces forces centrifuges et nos névroses personnelles ou collectives.
Surtout, face à la dénonciation de l’absolutisme supposé de l’Etat, il est nécessaire aussi d’identifier et de rationaliser la tentation de l’absolutisme inconscient du citoyen-souverain qui ne comprend plus les libertés pourtant si essentielles dont il bénéficie, au risque de les discréditer, d’en fragiliser les protections ou la légitimité et de les perdre. L’appel aux droits et privilèges de nos libertés chèrement acquises ne peut pas nous condamner à l’impuissance collective pour relever tout défi qui se présente à nous, que ce soit au moment d’une crise sanitaire exceptionnelle que dans le quotidien et la lutte constante pour un monde meilleur.
Pour répondre à ce carnage, notre obligation individuelle et collective réside alors dans la réappropriation du sens d’un bien commun et comprendre qu’il n’est pas l’ennemi de nos libertés, mais la condition même de leur accomplissement.
Pour une revue plus complète des fondements du modèle de la démocratie républicaine telle que théorisée par Phillip Pettit qui me semble apporter des réponses intéressantes sur la nécessité du bien commun, son acceptabilité et la manière de le mettre oeuvre, voici un bref résumé pour les courageux :
La question de la conciliation des concepts de bien commun de la République et du pouvoir du peuple, pour le peuple, par le peuple de la démocratie se trouve au cœur du défi posé par ces crises de la conscience et de la confiance de l’idéal républicain et démocratique qui caractérise un nombre significatif des nations de ce monde. Cette conciliation est une question qui ne va pas de soi et qui est compliquée, certains courants républicains considérant par exemple que la démocratie est une forme corrompue de pouvoir, violente et instable, allant à l’encontre de l’idée de République comprise comme un régime qui repose sur les « affaires communes d’un peuple », la Res Pubblica, la chose commune.
Aujourd’hui, le problème est double et touche ces deux institutions. Concernant le bien commun, la méfiance publique nous condamne à l’impuissance tandis que concernant la démocratie, l’individu tout puissant tend à oublier ses responsabilités collectives.
La première partie de cet ouvrage qui a été écrite par Phillip Pettit pose un certain nombre de concepts qu’il me semble nécessaire aujourd’hui de comprendre pour se rappeler que l’action collective et un certain degré de coercition publique sont acceptables au nom des libertés de chacun et du bien commun.
L’acceptabilité est en effet l’enjeu majeur du débat sur la domination publique dans un régime de démocratie républicaine.
Dans la tradition républicaine, la liberté se comprend principalement comme une forme d’indépendance de toute domination privée ou publique, c’est-à-dire d’être à la merci d’un autre, personne privée ou publique. Elle s’inscrit alors au cœur de la notion de bien commun dans la République qu’il faut comprendre comme principe de non-domination.
Cette liberté nécessite pourtant un certain degré de protections par des procédures, des règles ou des principes pour les individus en bénéficiant car elle doit composer, d’une manière ou d’une autre, avec la figure d’une puissance publique qui vient prescrire et proscrire un certain nombre de comportements.
La question de la légitimité de cette contrainte est traitée différemment en fonction du modèle. Pour la tradition républicaine, c’est le bien commun qui vient justifier un degré de coercition publique auquel on ne peut échapper mais qu’il est possible de contraindre et d’encadrer.
Pour la tradition démocratique, c’est la volonté générale qui s’exprimerait par le corps entier du peuple citoyen qui compte et qui permettrait d’éviter toute forme de domination sur le citoyen libre. Pour cette dernière, la domination publique et la contrainte imposée par la Loi votée par le corps souverain sont légitimes car chacun de ses membres l’aurait justement voulu.
Face aux limites de cette approche démocratique assez bien connues concernant notamment l’assimilation d’un vote majoritaire à la volonté générale, l’auteur propose de voir comment le bien commun peut jouer un rôle dans son modèle de démocratie républicaine pour expliquer comment un Etat peut utiliser un système coercitif sans dominer son peuple.
Pour ce faire, le bien commun doit revêtir trois qualités principales pour qu’il qualifie la coercition sans domination. Le bien commun est tout d’abord un idéal contraignant, et non pas prescriptif et donc définitif, sans équivoque et source de division. Si tel devait être le cas, le bien commun imposerait une domination indue allant à l’encontre même de sa raison d’être. Il empêcherait en quelque sorte cette réconciliation des citoyens engagés dans la définition et l’exécution de la volonté commune. Il ne peut donc avoir que cette caractéristique de contrainte pour que l’option de l’acceptabilité s’ouvre à tout individu. Acceptabilité n’est pas acceptation car elle n’impose pas l’adhésion mais un certain degré de reconnaissance de la légitimité du bien commun reconnu.
Le bien commun est aussi intersubjectif et non pas objectif car il implique un certain degré de reconnaissance dont je viens de parler. Le bien commun nécessiterait donc un certain nombre de critères communs sur la loi ou la décision prise.
Le bien commun est enfin implicite dans les pratiques et non pas explicite et publiquement manifesté. Il a besoin de reconnaissance de certains critères communs entre les sujets mais il suffit que cette reconnaissance provienne de ce qui attire chacun et de manière concrète. Comme on suppose que les prix manifestent implicitement un terrain d’entente entre acheteur et vendeur selon des règles et pratiques de marché somme toute abstraite, le bien commun doit trouver un fondement dans les pratiques du système.
Tant dans la mise en œuvre que dans les effets de ces qualités attribuées au bien commun, l’acceptabilité est un enjeu majeur pour reconnaître telle ou telle décision comme bien commun. Elle serait possible par les garanties posées par des règles, contraintes et procédures dans les prises de décision, ainsi que dans le degré de confiance dans celle-ci pour préserver ceux qui pourraient être déçus de telle ou telle décision, du règne d’une autre volonté individuelle. L’acceptabilité produit aussi un ensemble de motivations dans lesquelles chacun pourrait se projeter, ou en d’autres termes, une fondation justifiant une vie et une action communes et collectives malgré les divergences d’opinion.
L’auteur termine par son modèle de démocratie des standards qui incarnerait ce modèle de démocratie républicaine reposant sur cette conception du bien commun. Il instaurerait un système de comportements délibératifs permettant l’émergence de standards ou de desideratas communs sur lesquelles certaines décisions pouvant s’imposer même à ceux en désaccord sans forme de domination publique. L’auteur en fait une liste non exhaustive qui peut comprendre l’engagement à l’égalité, les droits politiques égaux, la protection devant la loi, l’égalité d’accès au gouvernement, etc.
Elle repose aussi sur différentes formes d’influence de chacun devant lui garantir que sa voix soit entendue et pris en compte, prévenant au final contre toute forme d’absolutisme et préservant un espace d’expression et de liberté.
