Le deuxième chapitre de How Statesmen think : the psychology of International politics sur la « recherche de l’ivrogne » illustre à merveille la manière avec laquelle j’ai été amené à choisir et lire cette œuvre. A la recherche d’un nouvel auteur à découvrir ou redécouvrir pour ce blog, je déambulais dans les rayons de la bibliothèque d’une institution que je ne nommerai pas dans l’espoir de trouver une éventuelle version à jour du livre fameux de Robert Jervis Perception and Misperception in International Politics datant de 1976. Je tombe rapidement sur How Statesmen think, seul sur son rayon, je vois la date récente, un format au final assez compact et facile à lire, un titre alléchant et je me dit que j’avais sûrement trouvé ce que je cherchais, sans me rendre compte que je passais à côté de la mise à jour publiée la même année de l’œuvre majeure de Jervis.
J’aurais pu vérifier avec mon smart phone sur Internet quand même, de nos jours, me diriez-vous. Mais la lecture de How Statesmen think m’a rassuré sur ma propre situation en me rappelant que je n’étais pas seul à prendre de telles décisions sous le coup de la facilité et des émotions (de l’enthousiasme dans ce cas) et que je me trouvais en bonne compagnie avec tous ces hommes et femmes d’Etat qui agissent souvent de cette manière dans des affaires bien plus sensibles que la sélection d’un livre à lire pour une revue dans un blog sans prétention.
Cette théorie de la « recherche de l’ivrogne » raconte l’histoire de l’ivrogne qui laisse tomber ses clés avant d’ouvrir sa porte tard le soir et qui se mettrait à les chercher non pas là où elles sont tombées mais à l’endroit qui est le plus éclairé. Elle dispose ainsi qu’on a tendance à chercher l’information non pas là où elle se trouve mais là où elle est facile d’accès, en ignorant méthodes et mesures adaptées pour traiter correctement un sujet. Elle n’est au final qu’une illustration ou une application d’une pensée bien plus profonde et complexe sur la psychologie des décideurs politiques sur tous ces biais affectant notre jugement.
Elle dérive du fondement de la pensée de Robert Jervis que l’on trouve dans son œuvre originale de 1976 et qu’il a confirmé et approfondi depuis : nos croyances préexistantes affectent la manière avec laquelle nous traitons et percevons toute nouvelle information et les conclusions que nous en tirons.
Bien qu’il soit à la tête d’un Etat aux intérêts froids déterminés par son sens de la survie, la structure des relations internationales, des impératifs de droit d’une communauté régionale ou internationale et j’en passe, le dirigeant se retrouve donc, au moment de prendre des décisions cruciales pouvant mener à la paix ou à la guerre, dans le brouillard de ses présupposés, croyances, incertitudes, de son ambivalence, de ses émotions ou de ses capacités cognitives limitées, sous une pression assommante, un tout qui détermine et biaise ses choix et le cours de l’histoire. Tout ceci se passe en plus sans qu’il s’en rende compte forcément et sous le manteau d’une rationalité supposée et proclamée à laquelle le décideur attribue une forte crédibilité.
Lors de la première parution de Perception et Misperception, Robert Jervis a installé l’approche individuelle au centre de l’analyse des relations internationales dominée alors par les présupposés du déterminisme de la rationalité des Etats, de la structure des relations internationales ou d’un ordre libéral international naissant. Lors de sa mise à jour, l’auteur ne changera au final que sa préface, jugeant que, malgré les avancées certaines réalisées en matière de psychologie politique avec notamment la contribution des sciences émergentes comme toutes les recherches neurologiques, sa pensée était encore tout à fait valide et ses axiomes pertinents et applicables. La préface de plus de 80 pages devait fournir l’analyse des événements plus récents à la lumière de sa pensée et des nouveautés du domaine.
Publié en parallèle et en complément de cette mise à jour, How statesmen think s’insère parfaitement dans cette entreprise de mise à jour, comme le souligneront d’autres chercheurs respectables. Robert Jervis a compilé 12 articles et chapitres de livres qu’il a publiés depuis Perception and Misperception. On y retrouve le cœur de sa pensée, la description des fondements de son approche de la perception dans les relations internationales et des mécanismes conscients et inconscients amenant les dirigeants de ce monde à prendre des décisions majeurs, de nombreux et riches exemples historiques illustrant et démontrant les points discutés, l’analyse de nombreux auteurs qui ont nourri ses réflexions comme Thomas Schelling, Alexander George, Amos Tverski et Daniel Kahneman.
Son travail s’est beaucoup porté sur la période de la Guerre froide bien évidemment et il s’est aussi concentré sur les relations entre les différents acteurs, leur nécessaire collaboration et influence réciproque malgré les oppositions de style et d’objectifs entre décideurs politiques, communauté du renseignement et monde académique. Les sujets liés à la dissuasion dans laquelle la perception joue un rôle central, à l’émission de signaux et à leur perception, aux concepts de stabilité de crise, de dilemme de sécurité, de prise de décision dirigée par les théories ou la Prospect theory ou encore aux rôles des identités durant la Guerre froide sont passés en revue dans les 12 chapitres de ce livre qui peuvent très bien se lire séparément.
Pour être vraiment complet, il faudrait faire une revue de chaque article/chapitre mais à des fins pratiques, je me limiterai à discuter de la place centrale des croyances dans la pensée de Jervis telle que décrite dans How Statesmen think ainsi que des principaux éléments liés à la perception et à la mauvaise percception, avant de réfléchir rapidement aux implications directes pour les dirigeants et pour nous mêmes.
On peut bien se demander ce que les croyances viennent faire dans les affaires internationales. Selon Robert Jervis, elles constituent pourtant un cadre préétabli de la pensée et, par conséquent, de l’action du chef d’Etat. Elles permettent de fournir une compréhension du monde et de répondre à des besoins psychologiques, politiques et émotionnels, motivés ou non.
Il consacre le premier chapitre de How Statesmen think à ce sujet et ce thème est central à ses réflexions d’une manière ou d’une autre tout au long de la lecture du livre. On y retrouve la théorie développée dans Perception and Misperception rappelée précédemment. Il complète cette définition en soulignant la difficulté de bien identifier ces croyances tant pour les personnes elles-mêmes que pour les personnes alentour. Les processus peuvent être inconscients. Le dirigeant peut aussi être marqué par de l’ambivalence et ne pas savoir non plus que croire. Il peut aussi y avoir de véritables problèmes de cohérence sur les croyances ayant mené à certaines décisions, sans compter sur les raccourcis pris pour accepter facilement les croyances correctes qui s’autojustifierait parce qu’elles « marchent » tout en rejetant sans autre procès d’autres croyances jugées incorrectes par leur manque d’efficacité.
Pourtant, l’auteur souligne les besoins d’être conduit par des croyances face à la complexité des situations affrontées et des limites dans les capacités cognitives de l’humain. Le dirigeant a donc besoin d’être « theory driven » pour se faciliter la tâche. D’où l’importance de s’intéresser à ces croyances et ce qui les motivent et activent.
Robert Jervis en tire un certain nombre de conséquences. Les personnes ont tendance à voir ce qu’elles attendent à voir. Une proposition est plus facilement acceptée lorsqu’elle est plausible. Le jugement sur la possibilité peut être auto justificatrice. Afin de faciliter le processus décisionnel, la préférence pour les absolus peut être privilégiée. A l’instar de l’utilisation de benchmarks déjà fortement ancrés, les croyances permettent de réduire les tâches de calculs. Les théories du complot deviennent faciles à accepter grâce à la présentation d’un grand plan donnant du sens à une diversité et une complexité de suites d’événements difficilement assimilables. L’inertie est forte tandis que les effets d’interaction peuvent être ignorés. Au contraire, les croyances dans la théorie des dominos qui permettent d’établir des connexions entre plusieurs situations de prime abord distinctes peuvent être déterminantes dans le lancement ou la conduite de politiques étrangères ou de conflits.
L’auteur tire aussi des conséquences de ces croyances sur la manière d’absorber et de prendre en compte les nouvelles informations. Il pointe du doigt notamment l’approche bayesienne sur ce sujet. Cette approche stipule que les personnes devraient modifier leurs croyances selon la possibilité que les nouveaux événements observés ou l’information devraient se réaliser si les croyances préexistantes étaient correctes. Il ne limite pas la place des croyances au statu quo ou point de départ comparatif mais il soutient aussi que ces croyances et toutes hypothèses et présupposés existants vont influencer et déterminer le traitement de l’information selon ces standards, faussant alors leur analyse. Ceci contribue ainsi à une forme d’inertie et à un conservatisme aboutissant à des risques de mauvaises perceptions et d’erreurs dans la conduite des affaires internationales dans notre cas.
Toutes ces conséquences dépendent elles-mêmes de fonctions bien particulières applicables à de nombreuses situations des relations internationales comme elles sont illustrées à travers le livre. L’une des principales fonctions des croyances est de pouvoir éviter les compromis douloureux. Elles permettraient ainsi de rassurer les individus dans une situation donnée en fournissant des repères préétablis, avec pour conséquence de privilégier certains aspects et choix à d’autres et, en même temps, de prendre le risque d’ignorer les bonnes solutions et la réalité des choses.
A la fois conséquence et fonction des croyances, faciliter les processus décisionnels est l’un des autres aspects majeurs des croyances en matière de psychologie politique. Le flot d’information et les incertitudes liées à leur qualité font que les individus sont obligés d’ignorer certaines choses pour pouvoir prendre une décision. L’un des exemples frappants analysés dans ce livre est celui de la prise en compte du facteur de la tromperie dans l’analyse d’une situation. En prenant pour exemple la Deuxième Guerre mondiale ainsi que la guerre froide, Robert Jervis relève que cela n’allait pas de soi pour les décideurs de ces époques qui pouvaient sciemment le mettre de côté en tout ou partie de par la complexité induite par cela. La situation devenait sinon ingérable.
Il illustre notamment ce pouvoir simplificateur par la campagne de désinformation britannique contre l’Allemagne durant la deuxième guerre mondiale. Les Britanniques avaient réussi à infiltrer de façon déterminante le réseau d’espionnage allemand basé sur son territoire et à fournir des informations erronées à leur guise au commandement allemand. Robert Jervis souligne leur étonnement face au comportement des Allemands qui semblaient continuer à mettre une très grande confiance dans ce qu’ils leur transmettaient de faux concernant la stratégie alliée de débarquement en France alors que les faits les appelaient à se tourner vers la Normandie, non pas vers le nord de la France.
Autre fonction des croyances, elles viennent soutenir les dirigeants dans les politiques choisies et l’ordre établi. Elles leur permettent de ne pas relancer un processus décisionnel lourd et long, ce qui les pousse à privilégier une direction prise même si les faits viennent en démontrer l’inefficacité ou le danger. Pire, elles nourrissent le statu quo dans la mesure où, pour ne pas avoir à se dédire, les dirigeants privilégieront des modifications à la marge à des refontes complètes qui pourraient être nécessaires.
Dans de telles conditions, l’auteur s’intéresse aux multiples voies menant à la prise de décision. Dans le chapitre 3, il s’intéresse notamment à la représentativité et aux perceptions conduites par les théories. Le dirigeant peut analyser une situation en établissant des degrés de ressemblance avec des situations ou des faits antérieurs ou bien en prenant en compte les statistiques. Dans les affaires internationales, il relève que les dirigeants prennent en compte des scénarios de base dictés par l’approche statistique qui permettent cette simplification, d’où le fait qu’ils sont « theory driven ».
Robert Jervis s’intéresse aussi énormément aux conséquences de la Prospect Theory développée par Kahneman. Selon cette théorie, les personnes en général ont tendance à accepter un haut degré de risques dans leurs prises de décision («risk acceptant ») lorsqu’ils font face à la perspective de pertes. Au contraire, ils sont réticents à s’engager pour des perspectives de gains (« risk averse »). L’un des principaux enjeux devient ainsi la perception du statu quo de la part de l’acteur en question mais aussi de celui lui faisant face. De cette situation il est possible de déterminer leur position de négociation respective et d’établir leur prédisposition à agir ou bien à faire des concessions.
Pour agir, le dirigeant doit ainsi émettre des indications et informations sur son intention pour dissuader un autre acteur ou bien pour le pousser dans une direction venue. Robert Jervis s’intéresse alors aux signaux émis qu’il estime indissociable de la perception de chacun des acteurs. C’est là aussi l’une des contributions majeures de l’auteur au champ des RI. Non seulement le dirigeant doit être conscient de sa propre perception d’une situation, mais il doit aussi être capable de se mettre dans la peau de son interlocuteur et s’interroger sur sa propre perception d’une situation et des signaux qu’il souhaite émettre (ce chapitre mériterait un article à part entière en raison de sa décomposition des différentes formes de signaux et de langage à la disposition consciente ou non d’un décideur).
Cet aspect est repris dans plusieurs chapitres du livre et notamment sur la partie de la dissuasion où la perception se retrouve au cœur, que ce soit la dissuasion nécessaire que la dissuasion dans son sens plus large visant à convaincre une autre partie à agir dans une direction que l’on souhaite. Outre la nécessité de définir la nature du statu quo pour chacun, le dirigeant fait face à un double risque de mauvaise perception sur la valeur et sur la crédibilité de la menace. Concernant la valeur de la menace, il doit se demander s’il vise ce qui ferait vraiment mal à l’adversaire. Concernant la crédibilité de la menace, il doit se demander si l’adversaire peut penser que la menace sera vraiment mise à exécution.
Cette question de la mauvaise perception est révélée au moment où la dissuasion ne marche pas alors que tout dans la théorie et la pratique semblait indiquer que l’adversaire devait céder. L’un des exemples repris à différentes reprises est le comportement de Saddam Hussein qui, lors des guerres en Irak, n’aurait pas « cru » aux menaces américaines d’intervention parce qu’il était plus préoccupé par d’autres choses, comme notamment le maintien de son contrôle sur le corps des officiers qu’il craignait par dessus tout.
La perception et la mauvaise perception se trouvent au centre du risque majeur d’une forme de dialogue de sourd. C’est un risque d’autant plus grand dans des situations de crise de l’ampleur de la Guerre froide. L’auteur aborde ce sujet en discutant des implications du dilemme de sécurité qui postule que la sécurité des Etats prise dans sa globalité est un jeu à somme nulle. Un Etat ne peut pas améliorer sa position de sécurité sans dégrader celle de son adversaire (un classique du réalisme). Cette situation est amplifiée notamment dans le domaine de la dissuasion nucléaire où la prise de mesures de défense ou de renforcement de la dissuasion avec le développement de capacité de seconde frappe ressemble très fortement aux préparatifs qu’un Etat nucléaire prendrait pour frapper en premier.
A ce risque de mauvaise perception, de stabilité de crise au final assez précaire, il faut aussi rajouter le poids des identités des belligérants pouvant influencer dans un sens ou dans un autre leur compétition et leur agressivité éventuelle. L’étude de la Guerre froide est de nouveau un terrain d’analyse privilégié pour estimer ces dynamiques.
Beaucoup de choses pourraient être dites à ce sujet mais je me contenterai de revenir au chapitre de conclusion du livre qui nous livre un constat effrayant sur le poids des perceptions et des mauvaises perceptions. Lorsque l’Union soviétique a changé son identité pour rejoindre le camp occidental, les deux adversaires ont pu finalement commencer à voir le monde avec les mêmes yeux Ancien ministre soviétique des affaires étrangères, Alexander Bessmertnykh tire le bilan suivant de ces décennies de conflits et d’opposition :
« We have discovered how much mistrust there was and how many misjudgement there were, and I think this is one of the basic lesson for the future leaders and for the present leaders : Please check two or three times before you make a decision, because the information you have may be wrong, the inclinations may be erroneous, and the advice you receive may not be perfect ».
Cette synthèse malheureusement mais nécessairement brève ne rendra pas suffisamment hommage à la grande diversité des exemples historiques et diplomatiques appelés et analysés par l’auteur sous le prisme de la psychologie politique et c’est donc une découverte que vous êtes invitée à réaliser par vous même.
En quoi avons-nous besoin de prendre en considération tout cela dans la conduite du monde actuel ? Je pense revenir dans de prochains articles sur des applications concrètes de cela et je me contenterai de deux sujets ou rappels importants à ce stade. Je citerai tout d’abord un commentaire d’un chercheur qui rappelle qu’on a tendance à oublier que les dirigeants sont eux aussi des humains. Les affaires tant nationales qu’internationales sont aussi des affaires d’hommes et de femmes où les opinions et besoins politiques, psychologiques et émotionnels comptent. Comprendre cela doit leur permettre d’être plus conscient de leurs capacités et limites et nous permettre aussi de mieux les comprendre.
Nous avons aussi besoin de cela, nous nobles citoyens de cette planète et de notre beau pays France, car nous sommes devenus de grands commentateurs et acteurs de la scène internationale. Et nous sommes généralement des commentateurs et acteurs sévères et implacables. Dans l’exercice de ces fonctions, nous aurions aussi beaucoup à tirer d’une prise de recul et d’interrogations sur ce que nous croyons, sur ce que nous percevons, sur ce que nous croyons que les autres perçoivent et sur notre analyse du monde et de ses dynamiques.
Les meme, gif et autres commentaires ou généralisations sur les affaires du monde, de la blague potache à la fake news assumée ou inconsciente sont les signaux que nous aimons envoyer à l’âge des médias sociaux et qui influencent le cours psychologique et réel de notre monde à travers les mécanismes de perception et de mauvaise perception. Pour ne pas être trompé et pour ne pas tromper les autres (si cela fait partie de nos valeurs), une bonne dose de psychologie politique nous fera du bien et doit nous rendre, au final, un peu plus responsable.

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