Putin’s World : Comprendre les ressorts de la reconquête internationale de la Russie

Le projet européen lutte pour sa survie, les Etats-Unis sont au bord de l’implosion, et la Russie de Poutine pavoise. La plongée dans le Monde de Poutine : La Russie contre l’Occident et avec le reste du Monde d’Angela Stent offre une vision globale de la résurgence d’une Russie complexée et conquérante sur la scène internationale qui vient défier les attentes sur cette puissance qui est pourtant aujourd’hui moyenne et qui n’est pas, malgré l’euphorie autour du supposé modèle russe, dans la meilleure forme. 

Les sept piliers de la politique étrangère russe sous le règne de Vladimir Poutine

L’auteure dresse le tableau des relations de la Russie avec le monde durant ces 20 à 30 dernières années éclairé et contextualisé par sa fine connaissance de l’histoire russe. Elle en tire ainsi Sept piliers de la politique étrangère de Vladimir Poutine :

  1. L’Occident devrait reconnaître que la Russie appartient au conseil d’administration du monde.
  2. Les intérêts de la Russie sont tout aussi légitimes que les intérêts de l’Occident.
  3. La Russie a le droit à un espace d’intérêts privilégiés dans l’espace post-soviétique. Être son périmètre de sécurité non pas à ses frontières mais à celle de l’espace post-soviétique.
  4. Certains Etats sont plus souverains que les autres. Certains Etats comme l’Inde, la Russie, la Chine ou les Etats-Unis disposent d’une souveraineté absolue tandis que d’autres ne sont pas complètement souverains et doivent donc se soumettre à d’autres, la Russie dans le cas des Etats de son espace post-soviétique.
  5. La Russie va continuer à se présenter comme le défenseur du Statut Quo : défenseur des valeurs conservatrices, une puissance internationale respectant les dirigeants établis.
  6. La Russie croit que ses intérêts sont mieux servis par une alliance occidentale fracturée et démobilisée.
  7. La Russie œuvre pour mettre à bas l’ordre post-guerre froide, cet ordre libéral, fondé sur le respect des règles internationales dirigées par les Etats-Unis et l’Europe en faveur d’un ordre post-occidental. L’OTAN et l’Union européenne sont des cibles clairement identifiées. A quoi ressemblerait alors cet ordre ? Celui du concert des Nations du 19ème siècle avec la Chine, la Russie et les Etats-Unis se divisant le monde.

Sans aucun doute, les deux dernières décennies ont offert à Vladimir Poutine les circonstances et les moyens de redresser la position russe sur la scène internationale. Sur bien des points, sa stratégie a marché et pèse dans le désordre mondial actuel. 

L’Occident s’attendait à ce que la fin du régime soviétique donne une chance à l’intégration de la Russie dans son ordre libéral international. Le ressentiment d’un statut de superpuissance perdu et de ne plus pouvoir fixer les règles du jeu nourrit au contraire le sens de son exceptionnelle destinée eurasienne dans le monde la menant à reprendre ce qu’elle considère comme sa juste place sur la scène internationale. 

Les croisades russes pour un nouvel ordre mondial post-occidental

Les sept piliers précédemment énoncés sont tirés d’une analyse approfondie des relations russes avec les différents espaces mondiaux constituant ainsi autant de miroir sur l’identité et l’attitude russe exprimée sur la scène internationale. Certains théâtres sont jugés plus prioritaires, comme ceux entourant directement son espace eurasiatique (l’Europe, l’espace post-soviétique, la Chine, le Moyen-Orient ou le Japon) ou ceux incarnant le conseil d’administration du système international (Etats-Unis, Chine, Inde). D’autres sont jugés de second ordre et ne sont pas revus de façon exhaustive (l’Afrique fait partie de cette catégorie, comme l’Amérique latine, malgré le rôle grandissant ou confirmé de la Russie dans les affaires régionales). 

Ce livre décrit donc comment la Russie s’est projetée de nouveau à travers le monde, avec ce projet de provoquer un ordre post-occidental et post-libéral. Ce à quoi ressemblerait ce nouveau monde reste encore imprécis et semble plutôt marqué par la nostalgie d’un Concert des Nations existant au 19ème siècle, avec des adaptations nécessaires pour prendre en compte nombre de puissances (asiatiques) émergentes. 

L’Occident et L’Europe en particulier restent sans aucun doute son repère principal au niveau politique et économique. L’Europe reste un partenaire économique majeur, la zone dans laquelle elle souhaite reprendre ses droits historiques dans le concert des Nations justement, un espace comprenant une partie majeure et hautement symbolique de « ses » anciens territoires post-soviétiques qui constituent encore dans son imaginaire sa zone d’influence, son glacis défensif, à l’image de l’Ukraine. 

L’Europe est aussi cet adversaire, voire cet ennemi, qui conteste du seul fait de son existence à Poutine sa légitimité en matière de politique intérieure, en raison de ce qu’elle est et de ce qu’elle représente : une communauté de valeurs libérales, la prospérité économique, le multilatéralisme et l’attachement aux valeurs de coopérations et de droits de l’Homme.  

Institution majeure de l’architecture sécuritaire euro-atlantique, l’auteure décrit aussi comment l’OTAN constitue pour les Russes un autre adversaire majeur dont ils souhaitent le démantèlement. Elle s’interroge sur les efforts menés de par le passé à intégrer la Russie dans un dialogue sur l’architecture sécuritaire euro-atlantique. La méfiance innée de la Russie pour cette institution provient de son absence à la table des décideurs qui nourrit en plus le ressentiment russe de ne pas se retrouver dans une position d’égal à égal avec les Etats-Unis qui seuls comptent pour eux dans le grand jeu mondial.

Pour les Russes, il n’est pas non plus possible de parler d’Europe sans mentionner son « étranger proche » composé de toutes ces anciennes républiques qui étaient rattachés dans l’univers soviétique. Une partie a tenté une sortie vers l’Occident en se rattachant aux grandes institutions occidentales que sont l’Union européenne et l’OTAN. D’autres n’ont soit pas réussi à le faire, en grande partie grâce ou à cause des actions russes, soit ont maintenu, à l’instar des républiques d’Asie centrale, des relations privilégiées avec la Russie avec laquelle les affinités politiques sont jugées comme une condition de leur longévité. Les crises et guerres en Ukraine ou dans le Caucase ont démontré l’ampleur des risques mais aussi l’assurance que la Russie de Poutine était prête à prendre pour reconquérir ses droits sur les tentatives d’émancipation de ces territoires.

Cette relation avec son étranger proche est nourrie par une réflexion profonde sur l’identité russe, sur la conceptualisation de son exceptionnalisme et de sa définition de la souveraineté que l’on retrouve notamment dans le quatrième pilier tel que défini par l’auteure. 

L’Europe est aussi l’allié d’une Amérique face à laquelle la Russie souhaite maintenir son rang et avec laquelle elle estime avoir le droit légitime de parler et gérer l’ordre mondial, avec la Chine et peut-être l’Inde en plus. Après les détentes avortées de l’époque Obama, c’est le temps de la rivalité sous l’ère Trump faite d’ambiguité et nourrie par la crise identitaire américaine.

Le repositionnement russe sur l’échiquier international l’a poussé à poursuivre et à approfondir son rapprochement avec la Chine. Ce « duo de volontaires » avec cette nation tout aussi revancharde ouvre les portes à un nouvel ordre dans lequel la Russie aurait au final son mot à dire.

Ensemble, au sein de l’Organisation de Coopération de Shanghai avec les autres Etats membres, ils constituent progressivement une zone commune d’influence politique, sécuritaire et économique couvrant plus de 80% de l’immense espace eurasiatique et 43% de la population mondiale et le quart du PIB global. Ils travaillent aussi à la constitution d’une Union économique eurasiatique soutenue et complétée par les projets chinois des nouvelles routes de la Soie. 

Si stratégiques soient-il, ces projets ne restent pas pour autant dénués de profondes limites, que ce soit le caractère opportuniste de cette relation, le déséquilibre de la relation et les zones nombreuses d’incompréhensions potentielles entre les deux parties.

Dans ce nouveau monde post-occidental, la Russie impérialiste qui se veut toute puissante reste le petit poucet face à la Chine émergente, tout aussi revancharde, mais aujourd’hui 10 fois plus grande et développée économiquement que son partenaire russe. 

Cette projection russe à l’international s’est poursuivie vers le Moyen-Orient où la Russie a réussi l’exploit de pouvoir se positionner comme le nouveau « power broker ». Capable de parler avec chacun des acteurs de la région malgré des divergences parfois substantielles, la Russie de Poutine est perçue par les différents Etats de la région comme un interlocuteur essentiel pour leurs propres intérêts. 

Mais là encore, ces relations ne manquent pas d’opportunisme et reposent sur sa capacité à profiter du vide laissé par une Amérique lassée du monde. 

Que faire avec la Russie ?

En conclusion, Poutine aura réussi en près de vingt ans au pouvoir à atteindre au moins la première partie de sa vision stratégique pour la Russie : il lui a redonné un sens de la destinée nationale et d’une dignité écorchée par l’effondrement de son empire. Surtout, la Russie ne peut plus être ignoré par quiconque sur la scène internationale et ses intérêts doivent être dorénavant pris en compte par quiconque dans les principales crises mondiales. Les raccourcis du passé sont bel et bien terminés. 

Si les relations avec l’Occident se sont fortement détériorées, celles avec le reste du monde se sont quant à elles diversifiées et approfondies. Nombre d’Etats voient en la Russie un régime autoritaire comme un autre avec lequel il est tout à fait possible de faire des affaires, avec l’assurance que les questions liées au droit de l’homme ou aux valeurs démocratiques ne les remettent pas en cause.

Avec la perte de l’idéal communiste comme étendard et au-delà du poids des diasporas, nous pouvions nous interroger sur la grande idée nationale qui permettrait à la Russie de jouer cette carte de Soft Power permettant d’attirer d’autres nations à sa cause, au-delà du simple opportunisme réaliste ou commercial. Ses promesses d’ordre et sa défense sans vergogne d’une pensée basée sur un « conservatisme international » permettent à la Russie de Poutine de dénoncer de nouveau la décadence occidentale qui aurait renié ses valeurs chrétiennes et ses identités culturelles et nationales. Les promesses d’émancipation et de libertés occidentales sont transformées en armes d’oppression par la propagande russe et ses suppôts à travers le monde.

Pour autant, la lecture de cet ouvrage offre à chacun l’occasion d’affronter notre perception de soi ainsi que celle de la Russie pour ne pas justement se laisser aller dans une vision apocalyptique d’un Occident décadent, ou bien, euphorique d’une Russie traditionnaliste triomphante. 

Malgré les succès rencontrés, la Russie reste pour autant une puissance moyenne, dont la puissance économique et technologique est largement moindre par rapport aux Etats-Unis, à l’Europe et à la Chine. Ses performances dans certaines niches technologiques militaires de pointe comme le cyber ou les nouveaux systèmes d’armes comme les missiles hypersoniques ne peuvent pas non plus faire oublier son retard technologique plus global, le poids de la corruption dans la société russe ou le problème de financement et d’investissement dans son économie. Sa dépendance à un pétrole en pleine crise la fragilisera dans les mois et années à venir.

A cela s’ajoute une crise démographique marquée par une population vieillissante et plus en plus diversifiée, avec le poids croissant des populations du Caucase à forte dominance musulmane. Cela pose la question de la gestion l’identité russe prise entre ses nationalités ethniques et religieuses et le projet de rassemblement autour d’un homme fort.

Si son pouvoir d’influence s’est développé à travers l’Europe centrale et orientale, la reconquête territoriale reste encore limitée et incertaine. Des succès au final peu surprenants dans le Caucase et une reconquête encore limitée en Ukraine, avec un conflit appelé à durer.

La question de la succession à Poutine après 20 ans à la tête de l’Etat russe se posera en 2024. S’il vient d’être autorisé à postuler pour deux mandats supplémentaires jusqu’en 2036, 2024 sera une étape potentiellement délicate, avec la nécessité de composer avec les espoirs déçus suscités par une telle prolongation et un contexte des plus incertains.

Tout cela devra aussi se réaliser dans un ordre mondial en pleine transformation. Les succès de la décennie passée ne seront pas forcément prêts à se répéter. L’enthousiasme russe dans son alliance avec la Chine va être testé par les ambitions sans limites de cette dernière avec des moyens et une dynamique sans aucune mesure avec la puissance moyenne russe. Ses projets de reconquête rencontreront une Europe qui justement aura perdu beaucoup d’illusions à son égard, qui se sent menacée et qui se voudra plus « géopolitique ». Son opportunisme devra composer avec une Amérique tout aussi convaincue de son propre exceptionnalisme et de sa haute opinion d’elle-même qui ne va pas laisser trop longtemps le champ libre à quelqu’un d’autres. 

Oui, l’Union européenne et les Etats européens sont divisés et ont du mal à trouver une position commune face à la Russie. Mais cela ne veut pas dire qu’elle n’arrive pas à agir. Elle maintient encore un régime fort de sanctions à l’égard de la Russie. Elle a aussi perdu ses illusions sur nombre de cas ces dernières années (Russie, Turquie…) qui lui font prendre conscience qu’elle doit franchir un nouveau cap. Les provocations russes par l’utilisation d’armes chimiques sur le sol de nos alliés en Europe et bien d’autres événements rendent impossibles à court terme une relation apaisée et constructive avec la Russie.

L’Union européenne doit bien se résoudre à trouver un adversaire dans le modèle russe actuel, et le nommer comme tel. Non plus pour s’élargir, mais bien pour se défendre et survivre. Elle n’a d’ailleurs pas le choix car elle est désignée nommément comme telle par la Russie de Poutine, comme nous l’avons entrevue précédemment.

Tout comme la Russie s’attend à ce qu’on prenne en compte ses intérêts, l’Union européenne et ses Etats-membres doivent alors faire comprendre qu’elle a aussi des intérêts collectifs bien précis que la Russie devra prendre en compte et qu’il y a un prix à payer à les enfreindre. Certains parlent de réarmement politique de l’Europe et il faut savoir et dire sur quoi la réarmer, qui et quoi viser. En tout état de cause, la prise en compte réciproque des intérêts de chacun peut constituer la base d’un début de dialogue et de travail entre européens et russes. Ce livre délivre une vision claire et précise sur ce que veulent les Russes à ce sujet.

Quant aux Etats-Unis, pour conclure, qu’ils se reprennent ou qu’ils implosent de leurs propres fragilités et contradictions, à l’image de l’Union soviétique 30 ans plus tôt, ils devront vivre dans un monde où ils ne sont plus le leader incontesté. Sûrement réagiront-ils comme les Russes d’ailleurs. Animés par un profond sentiment de leur exceptionnalisme et un ressentiment né d’une stature passée et glorifiée mais perdue, les Etats-Unis pourraient se lancer à leur tour dans une opération de reconquête. Peut-on vraiment désapprendre à dominer le monde ? L’exemple russe nous démontre le contraire.

STENT (Angela), Putin’s World : Russia against the West and with the rest, New-York, Twelve, 2019, 433 pages

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