L’hégémonie contestée : à la recherche de nouveaux repères dans l’espace mondial (Partie 2)

Suite du post précédent L’hégémonie contestée : à la recherche de nouveaux repères dans l’espace mondial (Partie 1).

L’émergence d’un monde anti-hégémonique dans l’ombre de l’hégémon : le contestataire contre le « benign leadership »

Bertrand Badie commence la deuxième partie de son essai sur le monde anti-hégémonique en appliquant un principe issu de la psychologie aux relations internationales pour comprendre et exposer cet aveuglement des Américains et Européens. Il explique que l’effet Dunning-Kruger permettait d’identifier un paradoxe qui s’adapterait très bien à la politique post-coloniale : « Moins on est performant  et plus on a tendance à surestimer ses propres capacités ». Quand les Européens pensaient pouvoir maintenir leur relation hégémonique avec leurs anciennes colonies, en y important leur modèle et leur pensée politique tout en le garantissant par des mécanismes plus ou moins intrusifs de garantie pour assurer paix, stabilité et développement économique, leur implication a au contraire généré des espaces politiques fondés sur des revendications régionales dépassant et disqualifiant l’Etat-nation imposé, comme le panasiatisme, le panafricanisme ou le panislamisme. Elle a aussi fait émerger des Big Men, des seigneurs de guerre ou autre type de personnalités locales, fortement implantés localement, prospérant sur la faillite ou la corruption des régimes étendus et devenant des acteurs de plus en plus centraux et encore plus élusifs de la résolution des conflits. Pire, l’ancien colon se trouve dans la délicate situation de l’obligé vis-à-vis des Etats qu’il a instauré et dont il a promis protection.

Que traduit donc cette situation ? La situation de faiblesse des Etats naissants ou bien la faillite des jeux de puissance traditionnelle ? Par ignorance ou par convenance, le deuxième point a été longtemps ignoré et aurait contribué à aveugler les tenants de l’hégémonie sur sa situation réelle. Car l’hégémonie semblait bien triompher, tout comme le démontrait son apothéose en 1989 et au début des années 1990 quand les Etats-Unis embarquent le monde contre l’Irak qui menaçait la paix et la sécurité de la planète.

Pourtant, l’hégémonie américaine a été confrontée à une série de défis qui se sont retournés peu à peu contre elle. L’hégémon américain devait nécessairement adapté l’Alliance atlantique en étendant ses missions et son empreinte géographique mais ce faisant, il prenait le risque de la diluer. 

Il a aussi été mis au défi de l’institutionalisation de l’hégémonie mais à maintes reprises, il s’est retrouvé dans la position du contestataire, à l’image de l’accord sur le climat de Kyoto.

L’hégémon américain s’est aussi retrouvé de façon assez surprenante dans l’impuissance face à la diversification de l’agenda international dans lequel nous retrouvons la question de la nécessaire organisation de la gouvernance mondiale dans laquelle il hésite constamment à s’investir.

Ce moment unipolaire, d’hyperpuissance, d’hégémonie, a coïncidé avec l’apparent échec des idéologies comme force mobilisatrice et organisatrice de l’espace mondial. Derrière le vide apparent laissé par la « disparition » des idéologies, l’hégémonie n’arrive pas à reprendre la place et, au contraire, les cultures et les rhétoriques identitaires reprennent l’espace ainsi délaissé pour faire la critique de l’universalisme occidental et nourrir la volonté de s’y opposer. 

En effet, l’hégémon aurait fait l’erreur de prendre pour acquis la victoire de la bataille des idées sans se rendre compte de la montée d’une contestation qui n’était pas cachée mais qu’elle n’a pas cru. Il a cru que l’alternative au communisme, puis au vide idéologique, pouvait être comblé par l’appel à la science, la science économique ultralibérale dans ce cas, pour imposer son agenda international. Il l’a fait avec une politique ultralibérale au sein des institutions de Bretton Woods qui ont été chargées de l’étendre à l’ensemble de la planète, engendrant de nombreux déséquilibres et, de nouveau, une contestation forte du modèle libéral hégémonique.

Surtout, le logiciel de l’hégémonie s’est grippé face aux défis posés par la mondialisation dont elle avait bénéficié et dont elle a été d’ailleurs un architecte majeur. Dans ce passage passionnant et majeur de son œuvre, l’auteur démontre comment les phénomènes d’inclusion, de privatisation, d’interdépendance et d’intersocialité mettent à mal les fondements même de l’entreprise hégémonique.

L’inclusion pose problème à l’hégémon car il le pousse à se demander jusqu’où il peut porter l’adhésion à son projet à l’échelle mondiale. Auprès de ses alliés, l’élargissement du champ d’actions des alliances tend à multiplier les risques de désaccords et de désalignement des intérêts et valeurs qui la fondaient. Les nouveaux supposés prétendants à l’intégration dans l’espace hégémonique américain sont portés à une logique de contestation et de redéfinition de leurs espaces politiques au-delà des cadres imposés par l’Occident. Le soutien à L’American Way of Life  ne se traduit pas automatiquement en soutien politique.

La privatisation de l’espace mondial vient à intégrer dans l’espace international un nombre d’acteurs privés ou non étatiques de plus en plus nombreux, difficiles à coordonner et encore plus à diriger malgré les affinités culturelles. L’espace de domination de l’hégémon devient ainsi plus instable avec un nombre grandissant de nuances ou d’alternatives au discours hégémonique. Il se fragmente en plus par le retour en force de l’acteur local qui se saisit de la mondialisation pour peser de tout son poids dans les conflits, atteignant un pouvoir même lui permettant de prétendre parler sur un pied d’égalité avec les Etats, frileux et stupéfaits de cette reconnaissance.

L’interdépendance vient aussi brider la toute-puissance de l’hégémon en démontrant ses propres dépendances et ses connexions profondes avec l’Autre permises par l’explosion des moyens de communications. 

L’intersocialité vient quant à elle contourner la souveraineté des Etats et, tout comme le phénomène d’inclusion, l’adoption d’un mode de vie occidental ne se transforme pas automatiquement en soutien politique et en adhésion volontaire à l’hégémon. Ces liens profonds au niveau social et culturels ne vont pas créer pour autant un sentiment alternatif d’adhésion supranationale. Elle peut aussi produire paradoxalement une véritable Internationale populiste et néonationaliste généralisant à travers le monde le vocabulaire et les symboles du « retour aux Nations souveraines ».

Le monde orphelin de l’idée stabilisatrice hégémonique : le chaos contestataire pour nouvel ordre mondial ?

Dans sa troisième partie, l’auteur constate que l’esprit de contestation finit par l’emporter sur l’hégémonie. Les hégémons du passé récent ont fait émerger de nouvelles formes contestataires auxquelles ils n’ont pas voulu croire, pensant que leur position dominante et leurs règles du jeu finiraient par produire l’ordre voulu. Mais ils ont échoué. Pire, c’est au tour de l’hégémon d’affirmer sa toute puissance, de façon unilatérale, par la contestation en remettant en cause l’ordre même qu’il a fondé, sur fond de compétition électoraliste et de sentiment d’échec ou d’impuissance du politique.

Nous aurions atteint aujourd’hui l’âge de la mondialisation de la contestation. De nouvelles formes diplomatiques « contestataires », « déviantes » et « électorales » remettent en cause l’ordre interétatique traditionnel, son mode de fonctionnement et les charpentes du système international dans ses valeurs et ses représentations. Cette mondialisation souffre d’une fragmentation remarquable nourrie par la contestation néonationaliste. L’auteur identifie cinq formes modernes de néonationalisme traduisant la complexité et les dynamiques différentes de cette renaissance mondialisée du nationalisme. Il identifie ainsi :

– Un nationalisme émancipateur qui prolonge celui du XIXème siècle et qui marque une décolonisation jamais achevée et le mal-être de l’Etat-Nation. C’est celui mobilisant les minorités qui ne se reconnaissent pas dans leur Etat d’appartenance (kanaks, palestiniens…). Selon le PNUD, deux tiers des Etats du monde compteraient au moins une minorité culturelle couvrant plus de 10% de la population et ne se reconnaissant pas dans leur Etat d’appartenance, soit un humain sur Sept ou 1 milliard d’individus. 

– Un nationalisme de revanche qui s’insère dans la compétition par le fort sentiment anti-hégémonique des Etats récents. Ces derniers s’élèvent contre le sentiment d’une décolonisation inachevée ou du statut perdu. Il englobe ainsi ce nationalisme que l’on trouve au sein des anciennes républiques soviétiques, voire dans certains pays d’Europe occidentale. C’est aussi devenu le moteur de la renaissance russe depuis l’accession du Président Poutine au tournant des années 2000.

– Un nationalisme d’affirmation porteur des aspirations propres aux nations émergentes. Il s’inscrit dans le mouvement nationaliste de revanche mais, au lieu d’un sentiment de régression mobilisateur, il y trouve une forte envie d’affirmation. Ces nations sont portées par l’émergence économique et par un sentiment de revanche en raison d’un statut passé de dominés. Ce nationalisme les pousse aussi à la convergence avec les Etats dans la même situation, ce qui détermine de manière inédite leur politique étrangère visant à s’affirmer, à se saisir positivement de la mondialisation et à s’unir contre les vieilles hégémonies en proposant de plus en plus d’alternatives au système international établi par l’hégémon.

– Un nationalisme de survie chez les plus faibles projetant un imaginaire souverainiste difficile à réaliser. Dans cette situation, les rapports de domination sont complexifiés par un jeu de rivalités exacerbées les poussant à chercher à imiter les puissances émergentes sans avoir les moyens de le faire. Ce nationalisme est aussi marqué par une patrimonialisation des rapports de domination marquée par l’appropriation des fruits de la coopération et du soutien international pour la reproduction d’un Etat défaillant. La survie du régime soutenu par l’ancienne puissance coloniale devient ainsi un besoin fixe et non négociable qui obligerait l’ancien colon à le soutenir coûte que coûte (ce que l’auteur illustre avec la relation entre la France et le Tchad).

– Un nationalisme de repli qui regroupe la quasi-totalité des vieilles puissances. Il s’agit d’un nationalisme puissamment conservateur et protectionniste, un nationalisme renonçant à l’ambition impériale. C’est une forme de nationalisme renversant tous les paramètres originaux. Là où il se manifestait de par le passé comme émancipateur, volontiers intégrateur et pourvoyeurs de nouveaux droits, il devient la matrice de la fermeture face aux menaces extérieures, du gel des acquis sur le plan international (et national) et du refus et de la peur absolus des trois matrices de la mondialisation que sont l’inclusion, l’interdépendance et la mobilité. La politique étrangère prend alors une fonction démonstrative où la rhétorique et la symbolique occupent le premier rang. Elle se manifeste dans une diplomatie électorale imprévisible se concentrant sur la démonstration de leur indépendance par rapport à tout alignement, sur fond de rivalité irréductible avec l’autre. 

C’est dans cette dernière forme de nationalisme qu’a pris toute sa force l’émergence de l’hégémon contestataire. Celui-ci s’est nourri des profondes mutations sociologiques et démographiques des Etats-Unis pour mettre sur pieds une volonté et une politique de contestation. Elle se manifeste dans une diplomatie électorale qui a pour objectif de démontrer, en étant disruptive, provocatrice et outrancière, qu’elle est forte et capable de se défendre. Quant à son inscription dans l’une des traditions diplomatiques américaines bien particulière telles qu’identifiées dans les travaux de Walter Russell Mead, l’auteur soutient que l’ère trumpienne se nourrit de chacune d’elle en fonction des besoins électoraux du moment. Ce qui compte, c’est le positionnement sur le marché électoral, l’auto-centrement, les actions spectaculaires et médiatique, la mise en scène de l’unilatéralisme par l’usage de la force militaire ou symbolique.

Quelles en sont les conséquences sur la scène internationale ? Elle vient réhabiliter en quelque sorte l’ancienne puissance russe qui y trouve l’opportunité et l’espace de s’affirmer dans ce nouveau jeu et de prendre quelques revanches symboliques, en Ukraine, en Syrie et ailleurs. Elle suscite en plus une perte de repères de l’Europe qui est aujourd’hui obligé de faire face aux réalités du monde qu’elle pouvait aisément ignorer sous le commode parapluie américain.

Suite dans la troisième et dernière partie

BADIE, Bertrand, L’hégémonie contestée : les nouvelles formes de domination internationale, Octobre 2019, Odile Jacob, 227 pages.

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