Suite et fin de la trilogie sur l’hégémonie contestée : à la recherche de nouveaux repères dans l’espace mondial (Partie 2).
Quel(s) monde(s) post-hégémonique(s) ?
Cette intronisation de la contestation dans l’espace international a pour conséquence de repenser le mode de gouvernance dans un monde post-hégémonique. Quelle forme prendra donc la domination dans une ère où l’hégémon refuse ses « responsabilités », ou bien, dans une ère où sa puissance est rendue caduque à diriger les autres et stabiliser le système international ? L’auteur s’intéresse à la réinvention et à l’actualisation des notions de puissance et de pouvoir dans ces conditions.
Il privilégie deux approches : une approche fonctionnaliste qui s’interroge sur la prise en charge des fonctions attribuées à l’hégémonie ou au mythe qui lui est associé, à travers le système international, et une approche stratégique portant sur les manières alternatives de faire usage des ressources classiques de la puissance par les acteurs plus traditionnels des relations internationales que sont les Etats.
Dans l’approche fonctionnelle, il identifie tout d’abord sept critères pour traiter ce qu’il qualifie de « besoin de pluralité dans les modes contemporains de régulation des crises » :
– la globalisation des « biens communs » de l’humanité marquée par l’interdépendance de tous sur un nombre de plus en plus large de sujets
– la nécessité du multilatéralisme par le besoin d’une gouvernance globale s’accordant mal avec le bilatéralisme propre à la diplomatie classique.
– la montée en importance du « droit mou » marqué par son caractère non coercitif et la flexibilité de son interprétation. Ce droit crée les conditions d’une nouvelle socialisation basée sur un socle de valeurs transnationales reprises ces dernières années par le juge pour contraindre l’Etat à s’y plier. Il s’agit d’une nouvelle normativité se substituant au droit hégémonique qui y répond par le principe d’extraterritorialité.
– Le défi des « tyrannies privées ».
– La mutation des imaginaires. Face à l’imaginaire westphalien de la souveraineté, de la nation et de la puissance, le local prend de l’ampleur et se positionnerait comme le seul, d’un point de vue fonctionnel, à pouvoir dépasser la reproduction infinie et monopolistique des imaginaires nationaux. Il profite de l’espace créé entre, d’un côté, le sentiment d’impuissance de l’échelle nationale et, de l’autre, une mondialisation mettant à mal le fonctionnement démocratique. L’auteur appelle à une réinvention nécessaire de la délibération locale pour reconstruire une « démocratie du possible » créant un nouvel espace démocratique réinventant la relation de proximité.
– Le besoin de réécriture du droit international.
– La revanche du local.
Concernant l’approche stratégique du monde post-hégémonique, tous les regards se tournent vers l’alternative que représenterait la Chine. L’auteur met alors en garde contre l’effet d’ignorance, qui a déjà trompé les hégémons du passé, sur la réalité des intentions et du projet chinois. La tentation est grande d’inscrire le récit de la montée en puissance chinoise dans une lecture westphalienne. Il souligne bien les logiques de puissance dans les comportements chinois, que ce soit au niveau régional où elle affirme ses prétentions territoriales en Mer de Chine notamment, ou au niveau international à travers ses fameuses Routes de la Soie. Mais la Chine se montre aussi très critique du modèle qu’on souhaite lui imposer. L’auteur met ainsi en avant sa logique du rayonnement qui va à l’encontre de la logique de l’expansion et estime que la Chine, contrairement aux hégémons du passé cherchant à évangéliser les peuples conquis, ne cherche pas à « siniser » le monde. Il détaille ainsi un rayonnement à trois dimensions : utilitaire pour nourrir la population, symbolique pour marquer la revanche contre l’ancien colon et conceptuelle pour penser cette « harmonie » minimale nécessaire à une économie prospère et pacifique.
L’ancien dominé pourrait ainsi tirer des conséquences différentes de l’apprentissage de l’hégémonie. Il pourrait s’inscrire dans la continuité avec le système actuel au niveau régional, reconstituer la domination aux marges de l’empire chinois. Il pourrait aussi marquer la rupture par le besoin en mondialisation nécessaire à son développement économique et stabilité et profondément libératrice car la sortant du face-à-face avec les puissances occidentales. Rupture aussi en se réclamant de son expérience passée de vaincu pour en tirer une autre expérience politique de l’hégémonie. Son projet tend à associer souveraineté et mondialisation tout en refusant tout projet messianique.
Au final, le débat fait rage en Chine sur ce choix entre continuité (poursuite du modèle hégémonique) et rupture (relational governance). Si les jeux de puissance sont flagrants et doivent être pris en compte, la grande différence est marquée par l’absence de projet de conversion politique des régimes en place. Remarquons alors que dépendance et contrainte suffiront pour atteindre ses objectifs. Le désir de stabilité, d’efficacité économique et de résistance à un quelconque ordre imposé pourrait ainsi l’emporter sur celui de l’adhésion à un modèle se voulant unique, omniprésent mais qui a démontré, nous l’avons vu ses faiblesses et sa futilité.
Mondialisation de la contestation et crise de nostalgie : l’ambition brisée d’un rêve d’hégémonie
En conclusion, l’auteur décrit un espace mondial actuellement frappé par une mondialisation de la contestation et par une crise de nostalgie. Il y trouve tout d’abord une servitude nostalgique touchant les anciennes puissances westphaliennes qui n’arrivent pas à imaginer un monde sans hégémonie. Il y voit ensuite une nostalgie de l’émancipation, notamment au Sud marqué par l’échec de la décolonisation qui ne retrouve pas ce projet fondateur d’Etats pris dans une spirale de la décomposition et de l’émergence de nouveaux seigneurs de guerre. Ce temps des nostalgies a fini par bloquer l’innovation, a installé les uns et les autres dans le déni permanent du réel international entrainant la paralysie des institutions nationales et internationales et faisant régresser la cause de la paix. Dans ce nouveau monde post-hégémonique, l’inclusion, l’interdépendance et la mobilité de la mondialisation font face à la souveraineté, à la fragmentation civilisationnelle et à la territorialité des néonationalismes.
Dans le monde d’après
L’hégémonie contestée n’est pas le dernier livre de Bertrand Badie qui vient de publier Rethinking International Relations. Cet essai doit sûrement s’inscrire dans la lignée de son dernier né dont on peut retrouver les grandes lignes, l’esprit du théoricien, dans un entretien réalisé par l’auteur et publié sur la page du CERI (https://www.sciencespo.fr/ceri/fr/content/repenser-les-relations-internationales). Sa thèse de départ est que les théories des relations internationales qui ont été marquées par le tournant de la victoire américaine dans le deuxième conflit mondial et ce grand moment d’hyperpuissance américaine, ne peuvent plus expliquer ou influencer correctement l’espace mondial actuel. Elles ont besoin d’une refondation qu’il veut entreprendre en appliquant les règles et méthodes de la sociologie historique. Il recommande de partir sur de nouveaux fondements, comme il l’a fait dans l’essai L’hégémonie contestée en repartant du « bas », dans notre cas de ceux qui ont vécu la domination, et en incluant tout un champ d’études qu’on qualifierait d’alternatives si on venait des champs majeurs actuels des théories des RI que sont le réalisme et l’idéalisme centrés sur une vision occidentale des RI.
En ces temps de grande pandémie et de grande récession, tout le monde convient trop aisément que le temps d’entrer dans un nouveau monde et une nouvelle ère est venu. Et peut-être que cela sera le cas si l’on considère comment les trois grands attributs définissant ce qu’est la mondialisation, qui sont l’inclusion, l’interdépendance et la mobilité, sont mis à mal par la crise actuelle, concrètement par les restrictions actuelles aux échanges internationaux et même nationaux ainsi qu’à la mobilité, et symboliquement par le désir de retranchement sur le tout chez soi d’un certain nombre d’entre nous.
Mais il est difficile d’imaginer le monde d’après lorsque certaines de ses parties fondamentales et motrices, hégémon réel ou dépassé, alliés européens à la puissance bancale mais certaine, n’ont pas conscience du monde d’aujourd’hui. D’autres parties émergentes, montantes ou déjà bien établies comptent et deviennent des parties motrices et réformatrices de l’espace mondiale, avec ou sans nous.
C’est sans doute l’appel majeur lancé par Bertrand Badie dans cet essai que de lutter contre l’effet de l’ignorance des nouvelles dynamiques et des perspectives alternatives dans laquelle nous nous prélassons, certainement par confort et probablement par illusion de grandeur.
Le nouveau monde est en fait déjà là et il ne faudrait pas que notre désir du monde d’après vu de notre position d’occidental nous éjecte littéralement du cours de l’histoire en n’étant plus pertinents par rapport à ses dynamiques et caractéristiques réelles. Les défis de ce nouveau monde qui tournent autour de la gestion des biens communs (auxquels on peut aussi très bien ajouter les questions sanitaires), de la gouvernance de l’espace mondial, des nouvelles formes de régulation des activités humains, de la privatisation ou du changement des imaginaires dont la maitrise est en train de passer du Nord occidental au Sud des anciens peuples dominés et j’en passe, persisteront.
Au contraire, la crise actuelle souligne ce besoin d’action collective qui dépasse le « chacun pour soi » prôné par les néonationalismes de repli qui ont le vent en poupe en Occident et qui ne peut plus se soumettre aux dogmes d’un ultralibéralisme qui a démontré ses trop nombreuses limites ces dernières années.
Dans ses échecs, l’ultralibéralisme a montré des mécanismes de gouvernance déstructurant les sociétés, creusant inégalités et inefficacité en son sein et générant les conditions de son rejet. Le néonationalisme européen ne répondra pas non plus aux besoins d’un monde qui restera mondialisé dans ses aspects les plus intimes malgré les freins ou adaptations ou rééquilibrages, dont certains sont certainement souhaitables. Tout comme ils se sont nourris de la revanche du local face à l’ignorance des puissants du passé, ils se fracasseront contre les nouvelles réalités des connexions profondes créées par des décennies d’ouverture aux mondes qui n’ont pas seulement consisté à faire du commerce mais à connecter et à intégrer les peuples. Ce ne sont pas seulement des économies à débrancher pour réaliser l’utopie néonationaliste occidentale, ce sont des foyers entiers à désintégrer, des relations culturelles à tous les niveaux à renier, des solidarités transnationales à détricoter ou à brûler. Ce sont des peuples entiers à déculturer et à reformater selon une nouvelle matrice qui devra proposer bien autre chose que le simple chacun est bien dans son jardin où l’on boit sa tasse de tisane fraichement cueillie du matin.
Si des générations comme la mienne n’ont connu que l’hégémonie ou son substrat durant des décennies, la faute de l’hégémon américain et des européens en premier lieu, est de penser qu’elle demeure le seul horizon possible et la meilleure réponse aux défis actuels. Je ne pense pas qu’il faille tomber dans le misérabilisme et se retirer du monde. Concurrence il y a de nos idéaux, systèmes de pensée et systèmes politiques avec les autres membres de l’espace mondial et elle est féroce. Il ne faut certainement pas nier cette dimension de la relation entre puissances et territoires. Mais le défi posé est de participer à l’émergence d’une nouvelle gouvernance mondiale permettant de lutter contre les déséquilibres et inégalités mondiales qui touchent Américains et Européens en premier lieu et de répondre aux défis posés du monde actuel. Les Américains ont décidé de jouer dans leur coin et se sont refusés d’entrer dans le jeu collectif durable en risquant ainsi la marginalisation et l’impuissance. Les Européens ont peur du saut dans l’inconnu du monde sans maître pour assurer sa paix et sa prospérité et doutent de sa capacité à réaliser ce projet d’intégration européenne qui demeure une alternative crédible dans la régulation éclairée des relations internationales. Dans notre addiction au pouvoir et à la domination, après le passage de la contestation et du déni, le temps de la reconnaissance et du changement est venu.

BADIE, Bertrand, L’hégémonie contestée : les nouvelles formes de domination internationale, Octobre 2019, Odile Jacob, 227 pages.