Quels sont les ressorts de la naissance, de la vie et de la mort d’une dictature ? How dictatorships work: Power, Personalization and Collapse de Barbara Gueddes, Joseph Wright et Erica Frantz propose la dernière synthèse et analyse à jour de ce qu’il est possible de savoir sur le fonctionnement des régimes dictatoriaux. Dans cette lecture, vous ne partirez pas pour un voyage romantique ou sauvage dans les pas des révolutionnaires, des généraux ou des leaders nationalistes qui ont marqué les décennies passées. Vous plongerez plutôt dans les modèles statistiques lourds et froids développés pour valider, infirmer ou découvrir les liens de causalité entre différentes caractéristiques de ces régimes, leur environnement et les décisions prises par tous les éléments constitutifs de ces régimes, des dirigeants au dictateur.
Apprendre à connaître comment fonctionne une dictature et pourquoi elle agit de telle ou telle manière est une invitation à dépasser les poncifs et les belles déclarations émouvantes sur la supériorité de l’expérience démocratique ainsi que sur le mal absolu auquel on rattache les dictateurs. Face à la montée des populismes et à l’attrait grandissant chez certains de l’idée ou des modèles plus autoritaristes du pouvoir, les démocraties doivent aussi se réarmer politiquement en se réappropriont le sujet pour mener à bien leur propre projet politique.
Démocraties et dictatures ont aussi une histoire commune complexe. Leur cohabitation est en quelque sorte inéluctable et elles trouvent les moyens de faire plus en coopérant bien souvent ensemble. Si la démocratie libérale est considérée par une partie de la communauté internationale comme le modèle politique à suivre et si elle a réussi à imposer ses valeurs et ses standards en termes de droits et de dignité de l’homme ainsi que de gouvernance sur la scène internationale, l’existence et la persistance même du phénomène dictatorial lui rappellent qu’elle reste un bel idéal parfois difficilement atteignable, que la démocratie ne succède pas forcément à la dictature tandis qu’elle peut très bien évoluer vers un modèle autoritaire. C’est donc contre le sentiment de l’inéluctabilité de l’expérience démocratique qu’il nous faut aujourd’hui lutter justement pour ne pas qu’elle recule. Cela commence par comprendre comment on arrive à la dictature ou au régime autoritaire, comment cela marche et comment on peut y mettre fin.
Panorama de ce qu’est une dictature
Je voulais commencer en reprenant quelques statistiques marquantes présentées tout au long de ce livre sur ce que représente l’expérience dictatoriale dans notre ère contemporaine. En 2018, près de 40% des Etats du Monde étaient gouvernés par des dictatures selon la base de données et les critères établis par les auteurs. Tous les grands conflits internationaux ont impliqués une ou plusieurs dictatures. La plupart des prises de pouvoir par des dictatures ont lieu dans des régimes déjà autoritaires. Seulement 30% d’entre elles remplaçaient des démocraties. Les scénarios de renversement violent de régimes d’un gouvernement démocratique ne représentent que 20% des dictatures post-1946. Les deux tiers des guerres civiles et des conflits ethniques depuis la Deuxième guerre mondiale ont eu lieu dans des régimes autoritaires. Depuis la chute du Mur de Berlin, les dictatures ont perpétré près de 85% des tueries de masse par des gouvernements. Les coups d’Etat sont la principale cause de transition vers un régime dictatorial avec 45% des cas de prise de pouvoir. Les autres moyens utilisés sont l’imposition par une puissance étrangère (16%), les phénomènes d’Authoritarianization (15% – adoption par un parti ou un dirigeant arrivé selon les standards démocratique au pouvoir de normes visant à l’y maintenir en réduisant la compétition démocratique et en renforçant ses leviers de pouvoir face aux autres institutions d’un pays), les insurrections (14%), les soulèvements populaires (5%), les changements des règles par les Elites d’un régime autoritaire (5%).
Dans l’approche statistique adoptée, les auteurs présentent et argumentent leur choix de définition de ce qu’est une dictature. Leur définition et leur classification révèlent une grande diversité de ces régimes. Ils ont d’abord identifié les événements permettant de définir le début d’une dictature :
- Les dirigeants de gouvernement arrivent au pouvoir par des moyens autres qu’une élection compétitive directe et raisonnablement équitable, qu’une élection indirecte par un corps composé d’au moins 60% membres élus directement dans des élections compétitives directes et raisonnablement équitable ou qu’une succession constitutionnelle vers des représentants démocratiquement désignés.
- Les dirigeants de gouvernement ont été sélectionnés au terme d’un processus démocratique juste et ouvert mais ont changé par la suite les règles formelles et informelles comme la limitation du degré de compétition dans les élections suivantes.
- Si des élections ont lieu pour choisir le gouvernement, les militaires ont réduit le nombre et la diversité des partis politiques admis à participer à la compétition pour le pouvoir ou exclut des portions importantes de la population ou dictent les choix de politiques publiques.
Quant à la fin d’une dictature, les auteurs ont retenu les événements suivants :
- Une élection compétitive est organisée pour sélectionner le gouvernement ou le corps responsable de sa sélection et permet la sélection d’un dirigeant autre que celui actuellement en place (possibilité d’alternance politique) ou un allié proche ;
- Le groupe dirigeant change significativement les règles de sélection des dirigeants et des politiques publiques, comme l’identité du groupe en charge de la sélection du dirigeant ou le groupe autorisé à choisir les politiques publiques ;
- Le gouvernement est renversé par un coup d’Etat, un soulèvement populaire, une rébellion, une guerre civile, une invasion ou tout autre moyen et est remplacé par un régime différent (un gouvernement qui suit des règles différentes pour la sélection des dirigeants et des politiques publiques).
Les initiateurs de dictatures peuvent avoir des profils assez différents. Les groupes d’officiers militaires font l’objet d’un intérêt particulier dans ce livre. Ils peuvent être des groupes plus ou moins grands. En raison des contraintes en termes de secrets de la préparation dans un environnement souvent autoritaires, les coups d’Etat sont souvent organisés par un petit groupe d’officiers. L’implication des soldats sous leur commandement se fait souvent au dernier moment ou parfois même à leur insu. Les auteurs citent notamment ces troupes engagées dans des coups d’Etat sans savoir l’objet des opérations dans lesquelles elles sont impliquées. Les comploteurs misent sur le fort degré d’obéissance aux ordres de la part des troupes. Dans quelques rares cas, les coups d’Etat peuvent être menés par un corps militaire unifié comme ce qui s’est passé dans le cours de l’histoire de la Turquie au 20èmesiècle.
Les autres acteurs de coups d’Etat peuvent aussi être des partis politiques même. Le cas des insurrections est sûrement le premier exemple qui vient à l’esprit. Il y a aussi le cas des partis soutenus et imposés par une puissance étrangère, comme les Etats européens au sein de leurs anciennes colonies ou les superpuissances de la Guerre froide dans leur lutte d’influence globale.
Dans cette catégorie, nous retrouvons aussi le cas du phénomène d’authoritarianization d’un régime démocratique au cours duquel le parti et les dirigeants au pouvoir changent les règles du jeu en vue de restreindre la compétition démocratique lors des échéances électorales suivantes en interdisant des partis d’opposition, en réduisant le débat ou en opprimant l’opposition, ou bien en adoptant de nouvelles règles et de nouvelles structures renforçant son pouvoir face aux contre-pouvoirs et autres institutions d’un pays.
Enfin, parmi les acteurs décisifs dans la transition vers un (nouveau) régime dictatorial, les familles dirigeantes peuvent jouer un rôle soit pour consolider leur emprise sur le pouvoir en changeant de dirigeants, soit en contestant le pouvoir au dictateur ou à la famille en place par le changement de dirigeants ou des règles amenant à sa nomination ou à la régulation du régime lorsque ces familles sont en marge du premier cercle du pouvoir.
Ce dernier exemple permet aussi de distinguer deux formes de coups d’Etat lorsque le régime renversé est déjà une dictature. Un coup d’Etat peut ainsi se limiter à changer la direction de la dictature sans altérer le mode de fonctionnement de la dictature (Leadership-changing coup). Il s’agit dans ce cas de la traduction de l’évolution de la balance du pouvoir entre les composantes de l’élite dictatoriale sans impliquer de changement majeur dans les règles de fonctionnement ni dans les fondements idéologiques du régime. Dans ce dernier cas, il s’agit d’un « regime-changing coup ».
De la naissance à la chute d’une dictature
L’organisation du livre est assez simple. Elle suit la vie d’une dictature, de sa constitution à sa chute. Le livre se termine avec une série de recommandations à des fins de politique publique internationale qui terminent sur le sujet hautement symbolique de l’interventionnisme pour le changement de régime dans les cas Afghans et Irakiens. Pour chaque étape, je me concentrerai sur les grandes idées et grands principes discutés et démontrés par les auteurs à travers des travaux de modélisation appliqués à la base de données sur les dictatures qu’ils ont constituée.
La prise de pouvoir et le début de la dictature
La première question à laquelle répondre est peut-être la plus importante : pourquoi lancer une dictature ? La question est abordée mais elle mérite sans doute de l’approfondir. Nous y trouvons bien sûr les causes idéologiques et/ou nationalistes, notamment pour les insurrections ou les soulèvements populaires. L’imposition par une puissance étrangère à travers une conquête ou des « opérations de libération » met en relief les intérêts stratégiques réels ou supposés des conquérants, ou bien l’envie de s’en soustraire une fois venu le temps de leur retrait. Quant aux groupes militaires qui sont plus particulièrement suivis dans ce livre, les intérêts des initiateurs de coup d’Etat pourraient vaciller entre leurs intérêts personnels et, selon certains auteurs, la défense des intérêts des élites économiques du pays.
Sur ce dernier point, les auteurs n’ont pas trouvé la preuve que les groupes militaires initiant des coups d’Etat cherchent à représenter et défendre les intérêts des élites économiques (principale question abordée dans ce livre au sujet du pourquoi de l’entreprise dictatoriale). Ils n’ont pas non plus pu montrer le lien entre mobilisation populaire et rébellion avec la possibilité d’un coup d’Etat contre un régime autocratique ou démocratique. Reprenant les analyses de Nordlinger, ils soutiennent plutôt l’idée que ce sont les intérêts personnels des officiers (promotion, ambitions politiques et craintes de la révocation) qui priment dans la décision de mener un coup d’Etat. Les politiques économiques suivies par la suite par les armées pouvaient dans certains cas soutenir les élites économiques mais contenaient aussi de nombreuses mesures d’expropriation et de nationalisation allant à leur encontre et pouvant au contraire amener au transfert de cette puissance économique vers d’autres alliés et membres de la dictature.
Nous retrouvons aussi une évaluation de la thèse de Svolik concernant la relation entre contestation populaire et coup d’Etat. Selon cette théorie : les officiers militaires ont tendance à remplacer les autorités au pouvoir lorsque les élites politiques font face à une « opposition potentiellement violente, organisée et de masse ». En prenant comme indicateur les inégalités de revenus, cette analyse révèle un lien entre inégalités économiques et les coups d’Etat visant à changer de dirigeants. Ce lien est plus ténu concernant les coups visant à changer de régime.
Les groupes instaurant une dictature peuvent le faire de différentes manières : Coup d’Etat, insurrection militaire, soulèvements populaires, conquête étrangère, changements de règles par les élites autocratiques pour l’accès au cercle fermé des décideurs, authoritarianization. Les coûts associés à chaque type de prise de pouvoir varient fortement. Quand un coup d’Etat peut être mené par une poignée d’officiers en catimini, une insurrection militaire menée par une guérilla impose au contraire la mobilisation de groupes plus larges de la population, de ressources beaucoup plus grandes pour nourrir et armer ces forces et du temps pour la mise en place, la montée en puissance et la victoire finale.
Dès ce stade de la réflexion, les auteurs vont mettre le doigt sur un aspect difficile à appréhender concernant les dictatures en raison de leur opacité inhérente qui est le degré et l’organisation de la compétition au sein et aux marges du pouvoir. Cette compétition s’établit avant la prise de pouvoir par la concurrence fréquente des projets de coup d’Etat, le plus malin, le plus rapide, le plus opportun ou le plus chanceux tout simplement remportant la mise. Ces groupes agissent avec discipline et discrétion. En général, le choix du dictateur n’est pas fait à l’avance et les possibilités restent ouvertes. Cette incertitude permet de mobiliser les participants tout en évitant de griller les options dans le cas où certains dictateurs seraient. Les officiers peuvent embarquer leurs soldats sans que ces derniers ne soient véritablement au courant de ce à quoi ils participent.
Le choix du dictateur a lieu une fois que le coup d’Etat est réalisé et il fait lieu à des discussions âpres entre les différents membres du groupe. Le choix peut alors se porter sur une personnalité neutre, voire effacée car les officiers peuvent imaginer avoir plus de pouvoir et de contrôle sur une telle personne tout en ne froissant pas certains egos au sein de leur groupe. Au départ, la position du dictateur est d’ailleurs assez précaire et soumise à de nombreuses contraintes car ne disposant pas des moyens de se protéger par lui-même ni d’accès aux ressources du pouvoir. Ce choix se révèle souvent funeste car il sous-estime les capacités d’adaptation et de conservation du pouvoir d’un dictateur une fois en place et une fois que l’accès à ces ressources est ouvert.
Après la chute du pouvoir en place, les nouveaux dirigeants font face au défi de l’installation au pouvoir et du gouvernement et sont plus ou moins bien préparés pour cela en fonction de leur niveau d’organisation avant cette prise de pouvoir, un facteur déterminant dans la physionomie de la dictature par la suite. Dans le cas des insurrections, la forte organisation militaire, politique et civile militante pré-existante fournit au nouveau pouvoir les fondements d’organisation et de gouvernance dont il a besoin pour prendre le contrôle rapidement et mettre en œuvre son projet politique. Dans le cas des officiers militaires organisés en catimini, l’expérience de gouvernement est limitée, ce qui va se refléter dans leur manière de gérer la période délicate de prise et de consolidation du pouvoir. Ils devront notamment faire face à l’absence d’administrations ou de soutiens pré-organisés, sans réserve de compétences ou de bonnes volontées pour soumettre les administrations locales et centrales. C’est à ce moment là où les risques de violence et de répression physique sur une échelle assez large sont les plus forts. Selon les auteurs, la violence lors du coup d’Etat en lui-même est en général limitée car justement, le groupe des officiers n’ont pas forcément la pleine maitrise des troupes qu’elles engagent et qui peuvent être réticentes à tirer sur des civils. Elle vient dans les premiers jours de la consolidation des élites.
Consolidation des élites
Dès le stade de la prise du pouvoir, la compétition existait pour mener à bien le projet de coup d’état. Cette compétition existe aussi au sein du groupe prenant le pouvoir. Nous arrivons ici à la théorie centrale sur la politique dans les dictatures portant sur le conflit pour la distribution du pouvoir au sein du groupe des dirigeants du régime.
Il s’agit de s’intéresser ici aux luttes de pouvoir parfois violentes pour le pouvoir, son contrôle et sa distribution, ce qui passe par l’étude et la compréhension du pouvoir de négociation des élites dans les dictatures et de ses dynamiques.
Ce pouvoir de négociation est réparti entre les deux principaux acteurs se faisant face une fois la dictature établie : le groupe ayant mené le coup d’état (groupes d’officiers, partis politiques…) et le dictateur censé incarner le visage de la prise de pouvoir.
La thèse principale des auteurs est que la dynamique de la relation entre ces deux acteurs est déterminée par la nature du groupe ayant mené le coup d’Etat, en fonction de son organisation en union ou en factions, ainsi que par la capacité du dictateur à consolider le pouvoir autour de lui. Ils estiment que l’union ou la division au sein de l’élite dirigeante laissera ou non assez de place pour la personnalisation du pouvoir du dictature. La structuration de l’élite dictatoriale avant le coup d’état est déterminante en ce sens.
L’enjeu de cette compétition interne au régime est donc la maitrise et la distribution des ressources, le contrôle sur les nominations et promotions, des emplois, et des places dans le cercle fermé autour du dictateur. Le dictateur commence dans une position de relative faiblesse par rapport au reste de la classe dirigeante. Le pouvoir de négociation est compliqué par la dispersion large du contrôle des armes à travers les membres et groupes parties prenantes du régime dictatorial.
Pour mesurer le degré de personnalisation du pouvoir du dictateur, les auteurs ont retenu huit indicateurs :
– le contrôle personnel du dictateur sur l’appareil sécuritaire du régime ;
– la création de forces paramilitaires loyalistes ;
– le contrôle de la composition du comité exécutif du parti ;
– la position du comité exécutif du parti comme chambre d’enregistrement ;
– le contrôle personnel du dictateur sur le pouvoir de nomination ;
– la création par le dictateur d’un nouveau parti pour soutenir le régime ;
– le contrôle personnel du dictateur sur les promotions militaires ;
– les purges des officiers par le dictateur.
La prise de contrôle du dictateur dépend du degré d’emprise des factions au sein de l’élite dirigeante, notamment avant la prise de pouvoir. Les auteurs prennent comme indicateur les mécanismes d’attribution du pouvoir entre jeunes et anciens officiers comme indicateur de « factionalisme » des militaires. Si le dictateur est âgé, ils estiment qu’il n’y a pas de certitude sur le niveau de factionalisme car il est possible que le pouvoir conquis par des jeunes soit remis entre les mains des plus âgés. Mais si le dictateur est jeune, ils ont établi la certitude d’un haut degré de factionalisme. Cet indicateur est important pour les Etats ou la communauté internationale choisissant de traiter avec un tel régime. La personnalisation du pouvoir est considérée comme un frein au compromis notamment au moment de la chute du régime.
Ils concluent ainsi que si l’organisation précédant le coup d’Etat était forte, l’index de personalisation du pouvoir se développe moins rapidement et moins fortement que le cas où la contrainte de l’organisation est moins forte sur le dictateur. Au contraire, si les militaires ou la classe dirigeante sont divisés en factions, l’index de personnalisation est élevé.
Extension du pouvoir sur la société : mise en œuvre des politiques publiques et collecte de renseignement
Pour survivre, les dictateurs doivent tout d’abord faire face à un problème de crédibilité dans les négociations. Ils peuvent bénéficier d’un soutien de la population, tout comme de celui des officiers, mais ce soutien est aussi précaire, notamment dans le cas de l’existence de forces « factionalisées ». Pour contrer cela, il dispose de différentes stratégies et tactiques :
- fort investissement dans l’armée ;
- promotion d’officiers loyaux et mise en retrait des opposants ou les envoyer loin de la capitale ;
- Maintien en activité dans l’armée pour garder son contrôle ;
- Investissement dans des structures alternatives de défense et de sécurité par le renforcement de la police et des forces de sécurité et la création de forces paramilitaires ;
- Création d’organisations de soutien civil (civilianization) comme des partis politiques uniques (création de nouvelles solidarités entre le dictateur et le peuple).
La création de nouvelles structures et organisations de soutien civil est analysée comme l’un des principaux moyens pour le dictateur de marginaliser les groupes et factions militaires ou lutter contre l’indiscipline au sein du groupe au pouvoir, ce qui est très loin des signes de démocratisation que peuvent éventuellement espérer les observateurs internationaux. Le dictateur peut réaliser cet objectif en organisant sa propre élection en créant un parti politique unique ou des organisations de masse, en nommant un cabinet de gouvernement civil et en annonçant la dissolution du conseil de direction des militaires. Les résultats constatés sont ainsi la réduction dans les faits des coups d’Etat contre les régimes dictatoriaux ayant adopté cette pratique. Les auteurs permettent ainsi de mieux appréhender l’efficacité réelle de ces mesures qui peut être sous-estimée ou écartée d’un revers de main par les partisans de la démocratie.
Les partis ont alors un rôle particulier à jouer. Ils ont vocation à assurer la mise en œuvre des politiques décidées par le dictateur. Ils permettent une collecte plus efficace du renseignement parmi la population et d’en assurer un contrôle plus fin. Mais ils permettent aussi d’assurer un contrôle sur l’élite locale et moyenne ainsi instituée par l’entremise d’élections et de compétition pour l’accession à la nomination aux postes de direction au sein des partis, pour l’accès au pouvoir, aux réseaux, aux richesses et autres opportunités pour eux-mêmes, leurs proches et ceux qu’ils doivent représenter. Ce dernier point se vérifie au niveau des législatures mises en place par ces régimes.
Ceci est très intéressant parce qu’il révèle l’un des défis posé au dictateur qui est de créer un certain degré d’adhésion à son régime malgré tout pour pouvoir durer. Le parti peut jouer un rôle central dans la distribution des richesses, la création de nouveaux réseaux d’allégeance, la gestion des égos et des ambitions, la recherche d’efficacité et le développement du clientélisme. Sinon, il risque l’inefficacité de ses politiques, des pratiques de corruption sans retenue et une déconnexion du terrain qu’il ne peut limiter à la seule collecte de renseignement ou répression.
Les élections permettent aussi une démonstration de force du dictateur en termes organisationnels et mobilisateur. Elles ont vocation à dissuader tout contestataire de renverser le dictateur. Le contrôle des nominations des candidats est considéré comme un moyen de dissuader les mauvaises pratiques au sein des élites locales et intermédiaires qui ont la charge de redistribuer les ressources aux populations. Les résultats de la mobilisation sont des indicateurs sur l’état d’esprit du corps des sujets de l’Etat en question et servent « d’alarme incendie ». Par conséquence, les auteurs constatent que ces événements sont pris bien au sérieux par les dictateurs qui y investissent des fonds conséquents.
L’illustration des bien-fondés de cette pratique électorale au sein même des dictateurs est démontrée par l’analyse qu’ils font de ses effets. Les auteurs soutiennent que les élections encouragent les dirigeants locaux et étatiques à augmenter les investissements et la redistribution des richesses en faveur des populations. En prenant comme indicateur la mortalité infantile et les dépenses de santé, ils établissent une corrélation entre élections et amélioration de ces deux indicateurs.
Comme je l’ai mentionné précédemment, la compétition pour les nominations permet de compenser les capacités limitées d’assurer une bonne remontée d’information tout en suscitant un contexte de compétition pour les postes et son cercle vertueux dans le contrôle de la distribution du pouvoir et des richesses. Ce processus permet d’aligner les positions des dirigeants locaux sur la dictature centrale. Enfin, l’existence d’un parti et d’élections a un impact sur la durabilité du régime.
Il ne peut y avoir d’études sur les dictatures sans s’intéresser aux institutions de sécurité de renseignement et d’unités paramilitaires rattachées au dictateur ou au parti unique. Ces services alternatifs sont mis en place notamment parce que le dictateur peut avoir des raisons légitimes de douter de la loyauté des anciennes forces en place ou des élites dirigeantes gravitant autour du dictateur.
Pour illustrer la place de ce type d’agence, les auteurs reprennent les chiffres éloquents de l’exemple extrême de l’Allemagne de l’Est. Au plus fort du régime, 100 000 personnes étaient employées par la Stasi. En incluant le nombre d’informateurs, la Stasi employait directement ou indirectement près d’un espion pour 66 citoyens. Elle avait des informateurs dans toutes les administrations et ministères et opérait 24 camps d’internement. En parallèle, le parti est-allemand employait 44 000 agents dans son propre service de sécurité.
Les dictateurs privilégieraient en premier lieu la police et les forces de sécurité dans le contrôle et la répression de la population en raison du manque de confiance dans les forces armées. Ceci souligne la mauvaise perception du rôle des Armées dans les dictatures que l’on pourrait être tenté d’avoir : l’armée est autant un centre du pouvoir que l’incubateur de coups d’Etat.
Le rôle de ces institutions coercitives est important dans la collecte de renseignement sur la population mais aussi et avant tout sur les autres membres du régime. Leur force permet au dictateur de pouvoir avoir de nouvelles cartes en main dans la négociation permanente avec les autres membres de l’élite au pouvoir. Les auteurs ont montré que les dictateurs sont plus enclins à pouvoir peser sur les promotions et à mener des purges quand ils ont le soutien de forces paramilitaires sous quelque forme que ce soit. Elles permettent de maintenir la crédibilité de la menace du dictateur d’user de la force contre les concurrents et opposants.
La Chute
La plupart des régimes dictatoriaux se terminent par un coup d’Etat, lorsque le dictateur en place accepte de se soumettre à une élection et perd, lorsqu’un soulèvement populaire le force à partir ou lorsqu’il perd contre une insurrection armée. Face à un régime qui a mis en place les moyens de disposer du corps et de l’esprit du pays, qu’est-ce qui peut transformer ou susciter une opposition latente au régime en place en une force capable de le renverser ?
Les auteurs s’intéressent alors au calcul que sont susceptibles de faire les différents acteurs à la chute potentielle du régime (les forces concurrentes du dictateur, l’opposition, la population, les membres même du cercle restreint). Ce calcul combine les bénéfices reçus par les individus de la dictature, les attentes de chaque groupe concernant les bénéfices futurs déversés par le régime, leur perception de la possibilité de la chute du régime et le coût d’une opposition ouverte au régime. Nous pouvons aussi y ajouter aussi les opportunités de bénéfices accordées par un régime alternatif. Un tel calcul souligne que les périodes de crise sont des moments particuliers pouvant changer l’état de l’équilibre des forces en présence.
La réponse du dictateur et de ses soutiens consiste alors à répartir les coûts d’une crise afin d’épargner les individus les plus susceptibles de mener à bien le renversement du régime ou y trouver des solutions. Agir de la sorte est plus facile quand ils ont construit auparavant leurs réseaux clientélistes jusqu’aux parties les plus fragiles de la population. Elle doit aussi s’assurer de la discipline de la classe dirigeante qui pourrait empêché le détournement de l’aide promise aux populations
Dans de telles conditions, la longévité d’un régime dictatorial peut reposer sur plusieurs choses que les auteurs énumèrent et détaillent.
Premièrement, les régimes dictatoriaux dirigés par un parti qui a précédé la dictature durent plus longtemps que ceux dirigés par les élites qui se sont structurées après l’arrivée au pouvoir ou qui n’ont rien structuré. Le rôle de la relation patron-client devient crucial dans la stabilité du régime lorsque le bateau tangue.
Deuxièmement, la concentration du pouvoir entre les mains du dictateur permet aussi d’éviter les luttes fratricides qui ont tendance à déstabiliser plus rapidement ces dictatures plus factionnalisées.
Troisièmement, les régimes dirigés par des civils autour du dictateur rencontrent moins de conflits de dirigeants, mais ces acteurs sont aussi plus difficiles à fédérer pour renverser le dictateur. La survie du régime est donc plus longue pour ces régimes, tandis que les transitions sont plus aussi douces plus douces lors des successions.
Lorsque le régime s’effondre, Les dictatures personnalistes sont à la fois les plus fragiles mais aussi les plus susceptibles de déboucher sur une nouvelle dictature et sur un chaos généralisé. Les crises de succession lors de la mort subite d’un dictateur sont marquées par le vide laissé autour du dictateur et par l’absence d’infrastructures sociales alternatives. Ces dictatures sont aussi plus jusqu’au-boutiste que celles où la direction militaire collégiale prédomine. Les autres membres du régime ont moins à craindre de la chute du régime que le dirigeant suprême et sont donc plus susceptibles de chercher un compromis. L’élite du régime dictatorial peut donc trouver son intérêt à une démocratisation.
Le livre se termine par une série de recommandations de politiques internationales applicables à chaque étape de la vie d’une dictature sur le fondement des résultats trouvés par les chercheurs. Je relèverai ici les plus saillantes.
Au moment du lancement d’une nouvelle dictature, surtout dans le cas de coup d’Etat par des militaires, les auteurs soulignent que la communauté internationale a le plus d’influence à ce moment précis lorsque justement, les mécanismes et les équilibres du pouvoir, ainsi que le choix du dictateur ne sont pas figés. Elle peut chercher à influencer de façon à obtenir un profil de dirigeants plus modéré, voire d’obtenir la remise du pouvoir à des autorités politiques neutres et d’engager une transition plus démocratique. Cette intervention est moins évidente dans le cas d’une authoritarianization d’un régime en raison de structures plus fortes et d’une transition plus subtile et incrémentale. Par ailleurs, les auteurs appellent à un examen et une remise en cause du soutien étranger au nouvel Etat pour ne pas avoir à se retrouver à armer le régime pour de futures répressions ou consolidation du pouvoir.
Dans la phase de consolidation du pouvoir, les auteurs appellent à la prudence sur l’interprétation des nominations de civils au sein du premier cabinet du nouveau dictateur. Les possibilités d’évolution avec le temps et de manipulation des images de modération peuvent servir de garanties au régime dictatorial auprès de ses créanciers et soutiens internationaux. C’est la même chose concernant la transformation civile du régime dictatorial militaire qui ne doit pas être interprétée comme un signe de transition vers la démocratie.
Ayant démontré les effets positifs de la mise en place de partis et d’élections, les auteurs soutiennent le conditionnement des prêts et de l’aide international à la mise en place d’élections au moins semi-compétitives qui permettent d’améliorer le quotidien des populations.
Enfin, concernant la chute des dictatures, les interventions dans la transition des régimes dictatoriaux personnalistes ne sont pas recommandées en raison de la forte probabilité que la déstructuration du régime entraine la faillite de l’Etat et du pays au moment de la transition, empêchant ainsi toute entreprise de reconstruction. Les auteurs soulignent la portée limitée des sanctions internationales qui ne sont vraiment efficace contre les régimes dictatoriaux n’ayant pas accès aux ressources pétrolières. La démocratisation n’est pas toujours l’issue d’une dictature qui est en fait souvent remplacée par un autre régime autoritaire, surtout dans le cas de dictatures avec une forte personnalisation. Les dictatures marquées par un degré élevé de divisions ethniques, claniques ou religieuses sont les plus susceptibles de connaître des transitions violentes, la faillite de l’Etat ou l’instauration d’une nouvelle dictature.
L’idée autoritaire ébranle les certitudes libérales et démocratiques
L’objectif de cette revue n’était certainement pas de faire émerger de nouvelles vocations. Il s’agissait avant tout de comprendre le mécanisme de ce type de régime qui prend des formes très variées, d’un groupe militaire menant en catimini son coup d’Etat aux partis se transformant en acteur autoritaire. Les recommandations des auteurs sont forcément attirées par le sujet des crises de ces deux dernières décennies en Irak et en Afghanistan et sur l’intervention des Etats-Unis et de ses alliés dans le renversement de ces régimes. Mais au-delà de cette actualité encore prégnante mais qui ne figure plus comme la première des priorités, l’expérience autoritaire et dictatoriale trouve de nouvelles déclinaisons au sein même du camp occidental qui ont et auront plus d’influence dans les années à venir.
La question de l’attrait même de ce modèle se pose aujourd’hui de façon assez publique et nous pouvons en sous-estimer la portée. L’étude révèle bien que les populations peuvent s’y accommoder d’une manière ou d’une autre quand on le leur impose, lorsqu’elles y trouvent leur compte ou plus basiquement par instinct de survie. Les dictatures et régimes autoritaires trouvent surtout les moyens de créer de nouveaux équilibres, de nouveaux modes de distribution du pouvoir et des richesses qui peuvent stabiliser le régime sur plus ou moins long terme, de nouvelles opportunités voire un nouveau dynamisme, tandis que le coût de la contestation peut être très élevé. L’image d’autorité, d’efficacité, d’incarnation de causes et de sujets sinon très beaux ou nécessaires à traiter mais détournéss et instrumentalisés, que l’on peut rattacher à cette idée autoritaire, sont aussi des moteurs aujourd’hui pour la contestation même des principes et fondements démocratiques. Abordé sans être mis forcément sur le devant de la scène dans ce livre, le phénomène d‘authoritarianization des régimes démocratiques est une question désormais ouvertement posée à travers l’Occident dit libéral qui portait les vertus de l’expérience démocratique et libérale à travers le monde. C’est de cet attrait et des instruments pour le mettre en œuvre qu’il faut prendre en compte aujourd’hui avec lucidité par ceux qui veulent défendre une certaine idée de l’ordre libéral et démocratique qui ne doit plus se considérer comme une évolution ultime et naturelle des régimes politiques.

GEDDES, Barbara ; Wright, Joseph ; FRANTZ, Erica ; How dictatorships work : Power, Personalization and Collapse, Cambridge University Press, 2018, 257 pages