Une bombe israélienne perdue au milieu du désert lors de la guerre du Yom Kippour en 1973. Des trafiquants d’armes mettant la main dessus 20 ans plus tard. Un groupe néo-nazi américain allié avec des opposants russes au rapprochement avec l’Amérique capitaliste décadente la rachète et lance une grande machination devant entrainer une guerre entre l’hegemon et l’ancienne superpuissance ainsi que la chute de l’ordre républicain. Le président américain échappe de peu à une explosion nucléaire à Baltimore et les Etats-Unis et la Russie se trouvent au bord du gouffre nucléaire. Mais le complot est découvert à temps par le renseignement américain qui, avec l’aide de ses contacts alliés mais discrets au sein de l’appareil russe, arrive à stopper l’escalade vers les extrêmes. Ce scénario fait quand même très années 1990. A quoi ressemblerait donc le scénario d’une nouvelle guerre mondiale 30-40 ans plus tard ?
C’est ce que nous proposent P. W. Singer et Auguste Cole dans une histoire fictive qui met en scène les différentes dynamiques géopolitiques et les implications du recours aux révolutions technologiques en cours qui mèneraient à un conflit mondial.
Spoiler Alert.
Après ce point, nous plongerons dans certains éléments du récit et j’invite ceux qui aiment ce genre de livres à revenir une fois le livre lu. J’ai hésité à en faire une revue mais j’ai bien été pris dans l’histoire et j’ai trouvé intéressant l’articulation des équilibres mondiaux et des ressorts technologiques.
C’est d’autant plus intéressant que les forces françaises s’engagent elles aussi dans cette prospective « fantaisiste » qui doit venir challenger les travaux de planification de nos états-majors aux têtes déjà bien faites par l’intermédiaire d’une red team rassemblant prospectivistes et auteurs de science fiction. Imaginer la guerre de demain est un grand défi où il y a sans aucun doute plus d’échecs que de succès. Ces travaux ont néanmoins le bénéfice de remettre en cause les certitudes qui peuvent geler notre pensée et nos organisations de défense. Cela doit aussi nous pousser à regarder en face les véritables équilibres en jeu.
Dans l’histoire de Ghost Fleet, pour les Etats-Unis, l’enjeu majeur est celui de l’avènement de la Chine, puissance jeune et revancharde, technologiquement avancée voire dominatrice dans certains domaines critiques, une puissance post-communiste mais toujours fortement nationaliste et autoritariste. La Chine va renverser l’ordre mondial en prenant l’initiative d’abattre les éléments de supériorité militaire américaine qui sont sa domination de l’espace et des espaces maritimes. Elle y arrive en y alliant des innovations disruptives dans les armes laser pour neutraliser les satellites américains et pour maitriser l’accès et l’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, dans la robotique militaire avec les drones aériens, dans les systèmes de détection leur permettant de connaître le positionnement des actifs stratégiques américains, dans le cyberespace avec son armée de hackers et les « portes dérobées » introduites dans les systèmes d’armes et de commandements américains par piratage ou par l’inclusion de composants électroniques chinois compromis dans les chaines d’approvisionnement des grands fabricants d’armes américains. La Chine est surtout portée par l’assurance de la puissance naissante et sûre de sa supériorité bien réelle dans de nombreux domaines et de son bon droit à jouir des ressources qui lui sont indispensables pour sa survie. Et son succès initial réside dans son agression surprise lui permettant de dominer rapidement l’adversaire américain et de le désarmer.
De l’autre côté, les Etats-Unis n’étaient pourtant pas moins sûrs d’eux-mêmes ni moins dominateurs. L’attaque surprise et d’envergure chinoise est d’ailleurs rendue nécessaire par la supériorité de fait des Etats-Unis dans tous les domaines, du fond des océans jusqu’à l’espace. Les décennies passées l’ont aussi rendus confortables à la montée en puissance de la Chine qui est l’un de ses premiers fournisseurs en électronique et qui, par conséquent, n’avait en théorie aucun intérêt à se frotter de trop près de la puissance américaine. Les dernières décennies l’ont aussi habitué aux guerres contre-insurrectionnelles, très exigeantes et usantes mais loin des réalités des conflits de haute intensité avec un autre Etat potentiellement ou réellement aussi puissant. Les Etats-Unis sont aussi sûrs de leur supériorité technologique avec leurs larges forces composées de flottes de navires, d’avions, de satellites, etc. ayant fait leurs preuves et démontrant chaque jour leur insolente domination à travers les espaces mondiaux.
Et pourtant, les Etats-Unis se retrouvent en quelques heures le genou à terre. Pearl Harbour est conquise et annexée par les chinois. Sa constellation satellitaire est anéantie en quelques heures par arme laser. La flotte américaine du Pacifique, ses porte-avions et sous-marins à propulsion nucléaire sont détruits. Les forces chinoises sont capables de cibler sans aucun souci les avions américains. Le F-35 fait ici lui aussi parler de lui. Joyau de la flotte aérienne américaine, il est rendu inopérant à cause des composants électroniques chinois corrompus qui sont autant de trackers pour les missiles chinois. Et par des attaques cyber, les systèmes de commandement sont rendus inopérants et les forces sont dans le noir.
Face à cette agression surprise mais limitée, le président américain décide de ne pas riposter par l’arme nucléaire (Hawaï en valait-elle la peine ?), réduisant à néant tout l’effet dissuasif d’un arsenal nucléaire américain qui, si on devait revenir à un moment dans la réalité, devrait coûter près de 1300 milliards de dollars pour sa modernisation sur les 30 prochaines années.
Dans cet affrontement entre titans, que fait le reste du monde ? La Russie, la superpuissance du passé, se retrouve en position de junior partner de la Chine. Elle jouera un rôle significatif mais ce conflit marquera sa rétrogradation à long terme. L’Europe ? Eh bien, finalement, elle prend sa liberté et rompt l’alliance atlantique, n’étant pas prête à s’engager, au moins officiellement et directement, contre la Chine qui reste un partenaire commercial majeur et indispensable. Les Australiens se retrouvent coupés du monde, le Japon est contraint à un accord de neutralité. L’Inde, on n’en parle pas ou très peu, je crois, mais ne devait-elle pas constituer l’alliance de revers proclamée par certains ? Je vous laisse vérifier cela.
La réponse américaine constitue les leçons à tirer pour la puissance américaine contestée et des pistes pour ses succès futurs. Tout d’abord, cette guerre technologique se joue sur le terrain de l’innovation. La Chine a su prendre l’avantage grâce à certains avantages technologiques qui lui permettront de désarçonner l’adversaire américain. Les Etats-Unis répondront par les siens, que ce soit à travers la robotique, les stims venant rehausser les performances des soldats, le recours à la société civile et la mobilisation des forces vives américaines. Le débat des systèmes d’armes létaux autonomes (les fameux SALA) dopés à l’intelligence artificielle est réglé dès la fin de la première vague d’attaque : sur ou sous la mer ou bien dans les airs, ils viendront jouer un rôle crucial dans la contre-offensive pour reprendre l’initiative en pleine situation d’attrition des forces conventionnelles américaines.
La question centrale que pose cette fiction est aussi celui de la résilience des Etats-Unis lorsqu’elle est privée de ses atouts et doit opérer en mode fortement dégradé. Le titre Ghost fleet fait référence à la flotte d’anciens navires décommissionnés et gardés en réserve. Trop vieux ou pas assez performants, ils reviennent au centre du jeu. Leur « rusticité » et l’absence de composants ou de logiciels corrompus en font alors des armes de choix dans un environnement informationnel dominé par l’adversaire chinois. Les armées américaines redécouvrent aussi les mérites de la déconnexion et de la décentralisation du commandement pour mener leurs opérations.
Cette résilience passe alors aussi par la reprise en main de la production de composants électroniques jusqu’alors abandonnés aux Chinois. Le travail reste néanmoins de taille en raison de la difficulté à identifier les composants électroniques corrompus, mettant hors jeu les avions censés être les plus performants.
Cette résilience passe aussi par la difficile mobilisation de toute la société. La méfiance devient général mais le salut viendra aussi du sens civique de chaque américain mobilisé dans le combat et du respect des valeurs universelles américaines. Les multinationales américaines sont forcées de prêter allégeance à l’oncle Sam malgré leur actionnariat très international. Les acteurs de la société civile mettent pour un temps leurs différends avec le gouvernement américain pour contester l’expansionnisme chinois autoritaire. Et les Américains découvrent l’autre côté de la guérilla avec ses Marines transformées en Muj dans une Hawaï quadrillée par des forces chinoises ultramodernes dominant informationnellement et militairement l’île, grâce notamment à son savoir-faire acquis dans certaines régions contestataires…
Il reste beaucoup encore à discuter ou à découvrir mais je vous laisse le plaisir de le faire par vous-même. Ces quelques lignes permettent néanmoins de réfléchir aux conditions d’une remise en cause de la domination militaire américaine. Cela semble si facile à travers cette histoire mais la liste des choses à faire est quand même très longue, risquée et hypothétique : dominer l’espace en réduisant à néant sa supériorité dans ce domaine, neutraliser ses forces navales qui dominent elles aussi les océans, interrompre les systèmes de commandement, rendre inefficace ou irréalisable toute riposte nucléaire, infiltrer tout le complexe militaro-industriel au point de neutraliser les systèmes d’armes les plus modernes, des sous-marins nucléaires aux avions de chasse, prépositionner un certain nombre d’armements dans tous les milieux physiques et cyber pour créer un effet de surprise total et conquérir ou neutraliser des territoires loin des bases chinoises. Il en faudrait quand même beaucoup pour engager la puissance militaire américaine de la sorte, ainsi que de bonnes raisons pour courir un tel risque.
Il s’agit sans doute d’un scénario extrême qui montre l’effet dissuasif que peut avoir les forces prépositionnées américaines dans cette zone. Pour reprendre le contrôle de Taïwan ou contrôler et exploiter d’autres zones contestées, les dirigeants chinois auraient à adresser cette question et trouver un moyen de les neutraliser. Il ne s’agit certainement pas seulement de gagner quelques heures mais bien de peser de façon durable sur la volonté américaine de riposter. L’argumentation sur ce point est au centre de la manœuvre chinoise dans Ghost Fleet.
