L’auteur du livre Russians among us: Sleeper cells, Ghost stories and the hunt for Putin’s spies, le journaliste britannique Gordon Corera, correspondant sur les questions de sécurité à la BBC, présente l’histoire des Illégaux russes en Amérique et de l’arrestation de 10 d’entre eux en 2010. Cette date ne marque sans doute pas un coup d’arrêt aux pratiques d’espionnage russe. Elle marque plutôt la fin d’une époque presque bénie, et le début d’une nouvelle ère où les pratiques décomplexées et brutales du pouvoir russe se manifesteront dans les actions d’une nouvelle génération d’espions au coeur même de l’Occident. A l’heure où l’Amérique voulait basculer dans le Smart Power pour continuer à mener de l’avant l’ordre libéral international qu’il avait créé en grande partie et dominé de la tête et des pieds, la Russie posait les jalons d’une puissance bien plus rude, confrontationnelle et révisionniste dont les espions constituent un fer de lance déstabilisateur de l’ordre mondial et de nos démocraties.
10 agents russes vont être arrêtés en 2010 presqu’à contre-coeur par les dirigeants américains avant tout désireuses d’un Reset avec la Russie de Medvedev/Poutine. Gordon Corera raconte l’histoire de leur recrutement et de leurs modes opératoires, ainsi que de leur arrestation et d’un échange sur le tarmac d’un aéroport en Europe. Leurs histoires se lisent comme un roman d’espionnage et il est difficile de ne pas développer une forme d’attachement et de romantisme pour ces personnages sortis d’une période que l’on pensait révolu. Peut-être y-a-t-il moins de prouesses extra-conjugales, moins de meurtres violents et de disparitions à l’acide que dans les films et séries à succès sur le sujet comme la série The Americans nous le présente, mais elle nous fascine.
Encore, quoi que. Leur histoire nous met aussi mal à l’aise. Pris dans la première décennie des années 2000 par la Grande Guerre contre le terrorisme, l’Occident s’est trouvé de nouveaux ennemis. Il devait aussi et avant tout profiter des dividendes de la paix et, d’une manière ou d’une autre, les histoires d’espions russes devaient être reléguées à la place du folklore, du cinéma, à celle d’un passé révolu et, heureusement, ô combien dépassé.
Nous avons pu être choqué par l’empoisonnement au polonium d’Alexander Litvinenko en plein Londres ou encore par la découverte de cellules dormantes en charge d’infiltrer nos institutions, mais peut-être avons nous aussi fait montre de complaisance, au nom d’intérêts supérieurs bien plus pressants. Et toutes ces actions de gangsters ne pouvaient être que les soubresauts d’un régime déliquescent et corrompu qui faisait sa transition douloureuse, mais nécessaire, d’un empire à un statut de puissance moyenne, comme bon nombre de pays avant eux d’ailleurs.
L’auteur décrit la réaction de l’administration Obama lors de la présentation par les services de renseignement américain de l’existence de cette cellule dormante qui illustre parfaitement cet état d’esprit. Cela tombait très mal dans les efforts de l’administration de l’époque de repartir d’un nouveau pied dans la relation avec la Russie dorénavant présidée par Dmitri Medvedev. L’imaginaire stratégique américain se tournait aussi résolument vers l’Asie et la Chine qui devenaient les priorités de la compétition et rivalité stratégique.
En effet, les services de renseignement poussaient pour le démantèlement de ces cellules mais cette opération serait tombée à la veille de sa visite officielle aux Etats-Unis. Le livre détaille tous les compromis trouvés afin de limiter au maximum l’humiliation russe et de maintenir en vie les discussions en cours pour faire avancer la coopération américano-russe. Et l’opération fut reportée aux heures qui suivront le départ de Medvedev des Etats-Unis.
Malgré ces efforts, l’humiliation n’a pu être évitée et le régime russe a fait contre mauvaise fortune bon coeur en récupérant le retour au pays de ces héros cachés. Cela permettait aussi d’oublier la taupe qui aura mis au tapis toute une partie de l’appareil d’espionnage russe. Cette histoire romantique d’espionnage venait alors alimenter l’imaginaire russe d’une Russie assiégée et menacée par un Occident qui voudrait la soumission du régime à ses ordres. Intolérable pour Poutine qui reprendra bientôt les rennes du pouvoir et poursuivra la reconquête russe sur la scène internationale dans la décennie qui suivra.
Le refus de la transition et le durcissement des actions russes illustrés par les nouvelles pratiques des services russes
Le livre s’arrête à 2010 mais il serait possible d’écrire de nouveaux chapitres, non, de nouveaux livres, sur la suite. La décennie qui suivra confirmera la mutation des pratiques d’espionnage qui vont aller en se durcissant, que ce soit par le recours à l’espionnage et au sabotage cyber, à la désinformation via les médias sociaux ou de nouveaux agents perturbateurs opérant au grand jour. Des espions sont aussi arrêtés au sein de l’OTAN. L’autre évolution majeure a aussi été l’utilisation d’armes chimiques sur le territoire même des autres pays en Europe.
Ces changements sont à l’image d’un régime qui a décidé de croiser le fer avec l’Occident, de reprendre une place, avec succès, dans des régions abandonnées suite à la chute, regrettable et regrettée selon certains, de l’empire passé, au Moyen-Orient et en Afrique notamment.
En plein milieu de cette crise ukrainienne provoquée par la Russie dont on craint tous qu’elle ne dégénère vers une guerre pure et simple, que l’on croit ou non aux intentions du Kremlin, la lecture de ce livre ne contribue en rien à apaiser les esprits sur notre perception des motivations russes.
Cette transformation s’inscrit dans le durcissement général de la politique internationale russe marquée plus largement par l’interventionnisme russe dans son voisinage immédiat (Ukraine) et dans des zones dans lesquelles le pays avait été exclu de facto après 1989 comme le Moyen-Orient (Syrie) et l’Afrique (Libye, RCA…). Il s’agit de reconquérir coûte que coûte une histoire, une place dans le monde qu’on leur aurait volé.
D’une certaine manière, ces nouvelles pratiques traduisent aussi le coût du désengagement intellectuel américain d’Europe et d’autres régions du monde pour donner corps à son pivot vers l’Asie. Cela s’est aussi et peut-être surtout transformé en coût de l’inertie ou de la naïveté de l’Europe libérale et démocratique dans son ensemble. L’Europe a bien essayé d’apporter des protestations et des réponses à ces actes d’espionnage qui auraient pu être qualifiés dans d’autres temps de l’Histoire de l’Humanité de véritables actes d’agressions (on a fait des guerres pour moins que cela). Mais elle est parue divisée dans ses intérêts et pas prête à remettre en cause certains aspects de leurs relations bilatérales.
La Russie, pionnière du Rough Power qui domine les relations internationales d’aujourd’hui
Alors oui, toutes les barbouzeries des deux dernières décennies, les engagements militaires russes à droite et à gauche et les opérations de désinformation russe qui touche la France directement (parlons donc un peu du Mali…) traduisent la volonté russe de remodeler l’ordre mondial. Et ce livre nous en décrit un aspect non négligeable.
La Russie de Poutine a réussi à recréer un brouillard de la guerre lui donnant l’impression de pouvoir manoeuvrer à sa guise et de cacher derrière sa stratégie hybride une réalité de l’exercice du pouvoir bien plus rudes et directes que ne laisserait penser cette idée d’actions hybrides: face à un Occident européen pacifié et une Amérique usée par deux décennies de guerre contre le terrorisme, la stratégie russe vise à brutaliser de plus en plus directement l’ordre international.
Derrière tout son arsenal d’actions indirectes, de barbouzeries et de blagues potaches dans le cyber, la Russie de Poutine a réussi à créer un nouveau cycle durant la décennie 2010 sur la scène internationale et à reconstruire une armée qui est aujourd’hui capable de « trouver de la neige en plein milieu du F… hiver » (The Peacemaker, 1997). Les quelques 100/120/160 000… hommes russes mobilisés font pâles figure face aux chiffres de la guerre froide, mais face à une Europe désarçonnée et sans volonté de combattre un conflit qui est inimaginable au regard de ses réalités, ils représentent un outil de puissance considérable si la Russie venait à décider de « reprendre » ses droits sur tout ou partie de l’Ukraine.
De quel type de puissance la Russie se pare-t-elle donc dans ces conditions? La décennie des années 2010 nous avait laissé sur le Smart power américain qui visait à trouver un équilibre entre le Hard et le Soft power après une décennie plutôt consacrée au Hard. Sans aucun doute, la Russie a repris les outils du hard power avec un arsenal militaire modernisé et opérationnel ou encore le déploiement de ses hordes de mercenaires. Elle s’est aussi vêtu des apparats du Soft Power pour conquérir les esprits dans les nouveaux territoires où elle cherche à s’implanter.
Dans cette effort, peut-être peut-on y voir d’ailleurs une forme d’anti-Smart Power qui cherche bien à développer son influence avec tous les outils à sa disposition, non pas en construisant sur les réseaux d’alliances et organisations internationales ou sur la force de ses idées et de son attractivité, mais en cherchant à réduire tout cela à l’inefficacité et à l’impuissance.
Pour cela, la Russie a lancé ce qu’on pourrait appeler une stratégie de brutalisation des ordres locaux, régionaux et internationaux, des accords et principes internationaux afférents, en en transgressant les fondements, les attendus et les manifestations par des actions armées illégales dans des domaines nouveaux ou encore le développement de nouveaux armements, les gesticulations autour de bombardiers venant titiller les défenses européennes de temps en temps et de belles vidéos de missiles hypersoniques, sans aucune considération pour les droits des peuples ou des individus, qui ne sont rien de toute manière face aux droits des puissants. Un véritable Rough Power dont l’objectif est la révision d’un ordre jugé révolu ou en déliquescence.
Le durcissement des pratiques d’espionnage russe tel qu’annoncé dans ce livre en est une illustration pertinente. Bien d’autres choses et d’autres événements dans les actions et la stratégie russe vont dans ce sens, de la remise en cause des accords de limitation des armements ou de la souveraineté des Etats. Toutes ces actions ne peuvent plus être considérés comme de simples soubresauts d’un passé révolu mais d’une politique de puissance inédite qui bouleverse l’ordre européen, voire mondial, qu’on le veuille ou non.
Comment répondre au Rough power russe?
Face à ce Rough Power, notamment en ces temps de crise aux frontières de l’Ukraine, l’Europe veut croire pouvoir y opposer sa conviction dans l’ordre démocratique et libéral, ainsi que la force du verbe, de la règle de droit et du dialogue. Accorder tout ou une partie des concessions au régime russe sera peut-être inéluctable pour stabiliser la situation, mais la manière avec laquelle nous attendrons cet objectif qui est souhaitable dans l’absolu va déterminer l’avenir de ce Rough Power que Poutine s’est bâti en une décennie.
Au coeur de cette forme de pouvoir, se trouve ce choix délibéré de brutaliser l’ordre établi en vue d’en faire accoucher une nouvelle situation géopolitique plus favorable. Comment peut-on y répondre?
L’Occident s’est aussi essayé à cette stratégie sur d’autres sujets quand on pense à certains aspects de la politique étrangère du Président Trump qui a lui aussi « secoué » les esprits et le système international, voire brutalisé certains acquis et présupposés. Quel bilan alors? En Europe d’abord, les Européens se sont posés de beaucoup de questions contre les coups de butoir et menaces de retrait avec une reprise des investissements dans la défense par les Européens, mais encore beaucoup d’hésitations sur l’ampleur de la remise en cause des Européens sur l’investissement dans leurs défenses en ces temps de paix. Et la crise ukrainienne semble avoir donné une deuxième vie à un OTAN qu’un autre dirigeant disait en « mort cérébrale »… Autre exemple, au Moyen-Orient, sa présidence a été marquée par un rapprochement historique entre Israël et les Etats du Golfe mais, en même temps, la garantie de sécurité américaine n’a jamais semblé aussi faible dans la région après la réponse erratique (et au final faible) américaine aux agressions contre l’allié saoudien entre autres. En Corée du Nord, de belles photos ont été prises entre les deux présidents mais au final la situation n’a pas vraiment évolué. Peut-être qu’en Chine, la mise en place de sanctions successives a pu contribuer à un certain rééquilibrage entre américains et chinois, au moins au niveau symbolique, mais là encore, la Chine d’aujourd’hui a des moyens, une position et une vision qui n’ont été entamés en rien par cette stratégie brutalisante américaine. Et certaines études qui commencent à sortir pointent du doigt le faible rendement des contreparties accordées par les Chinois aux Américains pour résoudre la situation.
Quelle pourrait être une telle approche avec la Russie ? Le Président Biden annonce devant le Chancelier allemand que le projet allemand de gazoduc sera fermé si la Russie n’obtempère pas. Ou bien qu’il serait possible de couper la Russie du système d’échange bancaire international. Trouver de nouveaux fournisseurs de gaz pour les européens et essayer de déconnecter les Russes du commerce international sont sûrement dans les têtes de certains. Cette proposition d’isolement bute néanmoins sur le fait que ce blocus dispose de nombreux trous par lesquels le régime trouvera bien le moyen de respirer. La relation avec la Chine devrait lui permettre de trouver une certaine respiration malgré le coût sûrement important de telles mesures. Et ainsi renforcer l’axe russo-chinois qui se consolide bon an mal an, sans compter sur le coût à supporter par les Européens ou l’économie mondiale déjà bien perturbés.
L’autre réponse serait un renforcement des dispositifs américains et otaniens dans les pays d’Europe de l’Est, ce qui viendrait directement provoquer les objectifs russes de sécurité dans la région pour de longues années. Il faudrait d’ailleurs voir les modalités de cette présence et du choix des armements qui ne serait pas anodin. La Pologne pourrait en profiter d’ailleurs avec l’annonce toute récente de l’autorisation de la vente de plus de 250 blindés par les Etats-Unis, en relation directe avec la menace venant de l’Est.
Si les alliés cherchaient un autre terrain où pénaliser les russes, est-ce que les regards se porteront sur le Sahel? Aller chasser les Russes de cette région serait une belle réponse indirecte aux velléités russes. Ce ne sont que des mercenaires, non reconnus d’ailleurs officiellement. Mais bon, c’est sûrement tiré par les cheveux. Et l’annonce d’un désengagement du Mali ne milite pas à cela.
Au final, comme le dit l’auteur de ce livre, il y a quand même quelques modes opératoires difficiles à répliquer de la part des Occidentaux. Est-ce que nos espions vont se mettre à distribuer de petites pilules de Polonium aux caciques du régime russe ? Certainement pas. Peut-être aura-t-on perdu l’innocence de ces temps de paix exceptionnels que nous avions quand même traversés et réagirons-nous structurellement sur le moyen et le long terme pour défendre notre système et nos idéaux démocratiques et libéraux aux antipodes du système de l’autocrate russe en nous réarmant idéologiquement et matériellement. Le temps des opérations dans les déserts sahéliens est révolu. De retour les plaines d’argile du front de l’Est.
Si cette lecture devait contribuer à nos réflexions sur les intentions russes, elle finirait par achever de nous convaincre qu’il n’y a rien d’innocent dans la démarche russe actuelle qui est celle d’un agresseur en puissance. La Russie bénéficie d’un certain degré de complaisance, avec quelques répliques ponctuelles qui n’ont en aucun cas dissuadé les autorités russes de poursuivre leurs actions sur les territoires européens et britanniques ou de vouloir renverser la table internationale. La question russe est ainsi partie pour être au centre de nos préoccupations pour la décennie en cours.

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