Quel futur de la puissance française la revue nationale stratégique de 2022 propose-t-elle ? Alors que nos alliés les plus proches ont multiplié ces derniers mois les grandes annonces remodelant le paysage de la Défense européenne, entre budgets exceptionnels, grandes commandes, grands projets d’armement et ambitions géopolitiques renouvelées, la France faisait plutôt preuve d’une certaine pudeur jusqu’à présent.
Force est de constater que nos dirigeants ne s’en sont pas départis et que cette revue semble prendre le parti de la puissance tranquille dans un monde en pleine ébullition et en pleine recomposition. Puissance qui se (re)découvre d’équilibres, la France devra néanmoins faire preuve de plus d’audace si elle souhaite rester pour les uns une source d’inspiration et de progrès pour le projet européen et l’ordre libéral international, pour d’autres rester pourvoyeuse de sécurité et, pour nous, rester une voix qui compte dans ce monde.
L’ambition de cette revue nationale stratégique était à la fois simple, complexe et risquée.
Simple car il s’agissait de préciser comment nous réarmer et, surtout, pour quoi faire, dans une nouvelle ère marquée par le retour de la guerre entre puissances en Europe.
Complexe aussi parce que ce document vient s’ajouter à une période très prolifique en matière de réflexion stratégique et de réformes pouvant limiter l’apport relatif d’un nouveau document, entre la revue stratégique de 2017, les nombreux documents stratégiques engageant de nouveaux moyens et de nouvelles ambitions dans de nombreux domaines émergents ou à reconquérir, de l’espace aux fonds marins, en passant par l’éther du cyber, l’actualisation stratégique de 2021, ainsi qu’une période plutôt extraordinaire pour la période post-guerre froide d’une loi de programmation militaire, ambitieuse de surcroît, respectée à la lettre.
Risquée enfin car les autorités françaises devaient se départir du satisfecit d’avoir eu raison sur l’analyse des menaces, situation confortable qui pourrait nous figer dans un immobilisme stratégique.
La revue nationale stratégique n’aura pas répondu complètement à la question simple qui lui était posée en la laissant au final à la prochaine loi de programmation militaire. Après de nombreux rappels aux priorités en matière de cyber, de résilience, d’économie de guerre, de coopération européenne et internationale, le document affirme que la France doit se doter de capacités à conduire des actions militaires dans tous les milieux, y compris dans la haute intensité, dans son dixième objectif stratégique. Cette dixième place dans le champ des objectifs stratégiques et le contenu de cette ambition, qui doit soutenir l’objectif stratégique numéro un dont nous parlerons plus loin, interroge quand même et nous invite à la modestie quant à l’ampleur de l’effort à venir.
L’apport de cet exercice reste de plus limité, mis à part la création d’une sixième fonction stratégique sur l’influence ou l’accent mis sur la nécessité de faire face aux menaces et conflictualité hybride (mais qu’il y a t il de nouveau là?). La France, puissance d’équilibres, dispose de sa propre catégorie de puissance qui satisfera l’imaginaire exceptionnaliste de nous, Français, mais qui nécessitera en effet une stratégie d’influence à part entière auprès des autres nations pour les convaincre et auprès de nous pour nous expliquer ce que c’est.
Quant aux moyens de cette puissance d’équilibres, la revue présente au final une approche très conservatrice de la stratégie française pour un président si disruptif. Nous sommes en train de décider au final de… ne pas choisir et de continuer ce qu’on fait. La France reste un « pourvoyeur de sécurité » auprès de ses partenaires en Afrique, en Indo-Pacifique et sûrement ailleurs. La France reste aussi le fer de lance de l’Europe de la défense. La France maintient la dissuasion nucléaire en « clef de voûte » de notre sécurité, laissant aux armes conventionnelles le soin « d’épauler » la dissuasion, notre objectif stratégique numéro 1.
Nous pouvons comprendre cette position dans une certaine mesure car le constat édicté il y a plusieurs années semble être le bon et la France a lancé de nombreux chantiers d’adaptation ces dernières années qui peuvent être approfondis et agrandis si besoin. Mais la situation actuelle appelait à s’interroger sur nos priorités d’engagements, que ce soit le maintien de notre approche en Afrique, la question de nos positions dans la Méditerranée ou celle de notre projection au loin, jusqu’à nos territoires ultramarins dans l’Indo-Pacifique. Choisir de ne pas choisir à ce moment, ce sentiment qui reste néanmoins attaché aux tripes à la fin de cette lecture, risque de peser sur les effets des moyens supplémentaires à venir et ne sera pas sans conséquence sur notre défense et notre sécurité, mais aussi sur notre place sur la scène européenne ou internationale.
La place de la dissuasion nucléaire, qui au final ne change pas, peut quand même nous interroger. Si l’effort de réarmement nucléaire, au moins de façon qualitative, était déjà quasiment actée dans l’esprit de chacun en vue du renouvellement de cette capacité, la revue surprend quant à l’effort général à venir. L’objectif affiché n’est pas seulement une question capacitaire mais l’ambition du gouvernement bien plus large vise à renucléariser les esprits en veillant à ce que les enjeux de la dissuasion nucléaire fassent l’objet d’une « appropriation » à la fois par les citoyens que nous sommes et par nos partenaires, adversaires et compétiteurs internationaux.
Mais cela va-t-il vraiment répondre aux défis qui se posent à nous? Il ne faudrait pas croire que la dissuasion nucléaire est la réponse à tout.
Telle que nous la concevons, entre défense de nos intérêts vitaux, principe de stricte suffisance et le caractère exceptionnel de cette arme qui trouve toute sa puissance à ne pas être utilisée, la dissuasion nucléaire n’est pas faite pour gagner une guerre, une question majeure avec le retour de la guerre de haute intensité en Europe et après une décennie de guerres et de conflits asymétriques avec ses conceptions de victoire brouillée. La dissuasion nucléaire n’est pas non plus faite pour empêcher la guerre de manière générale, même si elle pèsera dans le calcul de tout agresseur potentiel.
Elle est faite avant tout pour nous empêcher de perdre LA guerre, celle touchant à nos intérêts vitaux et mettant en cause notre survie. Avant d’arriver jusque là, il y a un vaste champ des possibles où justement les moyens devraient être concentrés pour répondre aux provocations de toutes sortes qui pèsent tout autant sur notre sécurité et nos intérêts. Il ne faudrait pas alors que les arbitrages qui ne manqueront pas n’aillent qu’à sens unique en faveur de la dissuasion ou qu’en se réfugiant derrière cette ultime ligne de défense, la France se condamnant alors à l’impuissance sur les événements.
La dissuasion nucléaire française est aussi posée avec une dimension européenne. Oui, elle compte sûrement et contribue à sa manière notamment au sein de l’Alliance atlantique et de l’OTAN, mais elle ne garantira pas le maintien du leadership français dans la défense de l’Europe de demain.
Bien au contraire, ces derniers mois ont vu surgir les nouvelles ambitions allemandes de leader européen dans la défense, que ce soit pour ses armées ou pour son industrie, au détriment des projets de coopération bilatérale avec la France. Il sera aussi difficile d’ignorer les nouveaux équilibres qui se forment avec une Pologne qui s’équipe à tout va auprès des Américains, sud-coréens et autres, promettant une armée conventionnelle polonaise de premier rang risquant de dépasser allègrement les chiffres français actuels dans certains domaines. Le projet de défense aérienne multicouches paneuropéen mené par l’Allemagne avec le sponsor américain retrace aussi les lignes d’influence et de pouvoir en Europe sur un sujet qui va peser sur la place de cette dissuasion française en particulier et des armées françaises en Europe. La France sera-t-elle toujours aussi audible sur les questions de défense, l’un des domaines où elle a exercé un véritable leadership européen.
Sur ce dernier thème de la défense aérienne et anti-missiles, la France a toujours gardé les sujets de façon bien distincte, ce que ne font pas les autres forcément, mais peut-elle encore se permettre d’ignorer la portée stratégique d’une telle technologie sur le long terme alors qu’une partie de l’Europe est en train d’en faire un facteur critique, voire central, de leur posture de défense ? La France dispose des technologies, du savoir-faire et des capacités industrielles pour qu’un volet anti-missiles complémentaire intègre notre posture stratégique de dissuasion. Le pessimisme français que nous adorons tous nous demandera de voir, mais le risque est grand que la France court derrière les autres nations européennes dans un futur proche sur de nombreux dossiers structurants appelant de nouvelles positions et de nouvelles postures.
A cela, la revue nationale stratégique n’offre que des banalités sur le modèle européen de coopération de défense qui va forcément évoluer suite aux décisions et aux nouveaux équilibres en train de se former à travers l’Europe. Le document n’apporte aucune nouveauté à ce sujet, au risque de ne plus être pertinent.
En conclusion, il ne fallait sûrement pas s’attendre à un grand soir stratégique compte tenu des circonstances françaises. On pourra d’ailleurs se féliciter d’une certaine prudence dans cette approche. Beaucoup de choses avaient été déjà vues et de nombreuses initiatives déjà lancées. Des choses vont changer, nous allons investir plus, c’est acté.
Nous pouvons regretter le conservatisme de l’approche générale néanmoins. Le « Tous derrière la bombe » ne doit pas nous condamner à l’immobilisme ou à l’absence de pertinence. Les choses bougent en Europe, de nouvelles puissances militaires se forment et, sans pour autant nous menacer, risquent de nous déclasser. Les choses bougent aussi dans « nos prés carrés » mais nous restons les pourvoyeurs de sécurité dont on ne sait pas vraiment s’ils sont désirés. L’audace restera modeste et peut-être faut-il se garder des marges pour mieux comprendre où va le monde. Mais le monde bouge très rapidement maintenant et on ne peut pas sérieusement se contenter des recettes d’hier pour affronter un avenir si mouvant.

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