The Second Nuclear Age : Le passage de l’Occident à la nouvelle heure nucléaire

La guerre russe en Ukraine aura poussé les Occidentaux à penser de nouveau l’impensable. La question de l’arme nucléaire et d’un conflit nucléaire ou dans un contexte nucléaire qui avait été supplantée par les questions de non-prolifération et de désarmement ou avait été relayé aux périphéries de notre champ stratégique, rejaillit à la surface de nos préoccupations stratégiques. Les annonces du régime de Poutine de ces dernières semaines sur la mise en alerte des forces stratégiques, des hypothèses d’emploi d’armes nucléaires tactiques en Ukraine pour protéger ses intérêts vitaux russes dans le pays, ou encore les menaces contre les pays limitrophes soutenant ardemment leur voisin ukrainien ont redonné un arrière goût de guerre froide commenté à longueur de journée sur les plateaux télé ou les médias sociaux. Mais rien ne sera comme avant. Cet âge nucléaire de la guerre froide est bien révolu et l’Occident redécouvre par un accident de l’Histoire une nouvelle réalité dans laquelle elle doit repenser l’utilité de cette arme à oublier. Elle est invitée aujourd’hui à se réarmer intellectuellement dans ce domaine pour comprendre à quelle heure nucléaire le monde se trouve aujourd’hui. Le livre de Paul Bracken The Second Nuclear Age: Strategy, Danger; and the New Power Politics nous invite justement à cela. L’enjeu est simple : la survie de notre monde.

Le monde dans le Deuxième âge nucléaire, l’Occident dans un monde post-nucléaire parallèle

La lecture de ce livre doit prendre en compte que les analyses ont 10 ans d’âge (publié en 2012) et qu’il présuppose de ne pas considérer la période post-guerre froide comme le deuxième âge nucléaire, celui de l’Arms Control, de la non-prolifération, de la réduction des arsenaux nucléaires et des traités et mécanismes multilatéraux allant de plus en plus vers l’interdiction pure et simple de l’arme nucléaire. Cette lecture nous pousse d’ailleurs à penser que les Occidentaux (Américains et Européens) que nous sommes ont préféré se réfugier dans ce confort intellectuel. Et l’auteur intègre cette phase de désarmement et de désintérêt pour l’arme atomique dans le premier âge nucléaire dont la principale caractéristique est la prédominance de la rivalité nucléaire américano-soviético-russe. C’est dans ce cadre et contexte que les mécanismes et principes précédents ont dominé la pensée occidentale sur les questions nucléaires.

The Second Nuclear Age nous invite au contraire à repenser l’utilité de l’arme nucléaire au regard des réalités du terrain, d’un monde qui a beaucoup évolué, à nos dépens et au dépens des efforts pourtant louables de renoncement à la centralité de l’arme nucléaire dans la conflictualité. Le décalage entre cette réalité et l’attitude occidentale s’explique sûrement par son réflexe de se penser au centre des affaires d’un monde où les équilibres de pouvoir changent à grande vitesse au dépens de la centralité occidentale présupposée.

Le livre le fait non pas pour appeler à sa généralisation ou encore pour militer pour son usage réel sur le champ de bataille, mais plutôt pour ne pas nous retrouver impuissant si ou lorsque la menace s’imposera. L’auteur ne s’inscrit pas dans la lignée de certains courants réalistes appelant ouvertement à une généralisation de l’arme nucléaire à travers le monde. Bien au contraire, il souligne l’instabilité d’un système où les acteurs nucléaires se multiplient. A défaut de pouvoir vraiment peser sur cet élargissement lent mais certain du nombre de détenteurs d’armes nucléaires, il estime nécessaire de réfléchir de nouveau sur la question de son utilisation.

Le second âge nucléaire de Paul Bracken n’est donc pas celui du désarmement et de l’Arms control. Ces deux derniers risquent de ne plus être pertinents s’ils ne se réforment pas et s’ils ne prennent pas en compte une autre dynamique, sous-estimée sciemment dans l’espoir que le fait de l’oublier permettrait de l’abandonner. Cette dynamique qui s’est transformée en deuxième âge se serait enclenchée très tôt au final dans l’ère nucléaire derrière le duo nucléaire bien connu de la guerre froide.

Le second âge nucléaire est celui plus complexe d’un monde nucléaire multipolaire dans lequel les puissances majeures et les puissances secondaires forment un système d’autant plus complexe et potentiellement instable par le nombre d’acteurs et la régionalisation des conflits et rivalités. D’un entre-deux dangereux mais au final plutôt maîtrisable et confortable de la guerre froide, le nouveau système peut inclure 2, 3, 4 voire plusieurs autres acteurs, partant d’une région précise avec ses enjeux de sécurité propre, tout en contenant des ramifications globales. Les principes et doctrines développées dans le premier âge nucléaire ne sont pas forcément complètement désuets mais elles ont besoin d’un p’tit coup de polish et d’en tirer les leçons pertinentes pour ce deuxième âge.

Surtout, ce deuxième âge nucléaire se distingue justement parce que ses logiques et ses acteurs se définissent indépendamment, voire en opposition à la logique d’affrontement de blocs qui a défini la rivalité nucléaire et le développement de tout son vocabulaire et de son articulation. Les réflexions de l’auteur sur le début de ce deuxième âge nucléaire nous emmènent d’ailleurs très loin dans l’histoire, presqu’aux prémisses de ce premier âge, en analysant les logiques qui ont poussé par exemple la France ou Israël à se doter de l’arme nucléaire (fin des années 1950-années 1960). Des enjeux de maintien d’un statut de puissance pour les Français ou de contrainte d’adversaires en théorie supérieure en nombre voire en équipement pour les Israéliens ont guidé cette première vague de prolifération. Les cas de l’Inde et du Pakistan entrent aussi dans le cadre d’une rivalité régionale qui est compliquée par ailleurs par le poids de l’autre voisin, chinois. Voire même le cas de la Chine dans les années 1960 pourrait illustrer les signes d’un ordre nucléaire qui était appelé à dépasser la seule rivalité soviético-américaine.

Mais dans tous les cas, le deuxième âge prend vraiment tout son sens au fur et à mesure du retrait de la rivalité russo-américaine du centre des enjeux géopolitiques dans le monde post-guerre froide qui a fait place au contraire à des efforts de contrôle et de réduction des armements. Malgré les rhétoriques parfois guerrières entre les uns et les autres, la décennie 1990 et une grande partie des années 2000 ont été des années de coopérations sur les armements stratégiques entre les deux pays. En complément de cela, la priorité mise à la non-prolifération au niveau global a nourri le désintérêt selon l’auteur sur l’utilité de l’armement nucléaire dans le camp occidental.

Parallèlement à cela, d’autres puissances nucléaires ou proches de l’être se sont imposées et l’auteur constate, en 2012, que les Etats-Unis étaient les seuls détenteurs de l’arme nucléaire, officiels ou officieux, n’ayant pas engagé à l’époque de modernisation de son arsenal nucléaire. Et l’auteur souligne, en prenant l’exemple de nombreux war games auxquels il a participé avec les dirigeants et forces armées américaines dans le cadre de ses fonctions, l’impréparation américaine à faire face aux enjeux de conflits dans des contextes nucléaires qui pourraient se présenter dans un avenir proche.

Ce décalage est d’autant plus frappant que les nouvelles puissances nucléaires, pourtant considérées comme secondaires en raison de la taille réduite de leurs arsenaux font preuve d’une grande vitalité intellectuel et stratégique en mettant en oeuvre de nouveaux moyens et de nouvelles options pour utiliser l’arme nucléaire sans la tirer, pour l’instant, que ce soit le déploiement de nouveaux vecteurs ou l’acquisition de nouvelles technologies et moyens de renseignement, de commandement, de communication, etc. pour rendre leur système de défense nucléaire plus complexe et plus crédible.

Repenser l’impensable

Ce constat d’échec de l’époque de la pensée américaine stratégique ne doit pas couvrir non plus l’inconfort européen en la matière. Au niveau de l’OTAN qui est aussi une alliance nucléaire, le système repose sur les acquis de la Guerre Froide et sur une forme de schizophrénie d’une Europe bénéficiant de la dissuasion élargie américaine tout en se pensant antinucléaire. Même la France qui a modernisé ses capacités de dissuasion nucléaire a du mal à sortir du carcan de la pensée stratégique héritée de la guerre froide et de son enracinement dans le projet pacifique et pacifiste européen et le sujet reste discuté ou maitrisé par quelques gardiens du temple qui se retrouvent un peu isolé de par le désintérêt global jusqu’à récemment.

Avec ses deux composantes qu’elle a préservé et développé sous le principe de stricte suffisance, la France détient néanmoins un panel d’options qui compte. Les présupposés qui définissent sa mise en oeuvre répondent-ils néanmoins encore au contexte de ce deuxième âge nucléaire ? Que faut-il repenser pour que la dissuasion nucléaire française répondent encore à ses intérêts vitaux dans le nouvel ordre mondial? C’est le débat qui n’a pas eu lieu dans le cadre de la présidentielle actuelle. Le sujet de la dissuasion élargie à l’Europe a bien été abordé ces dernières années dans le cadre des efforts français pour contribuer à l’émergence d’une autonomie stratégique européenne mais ce débat a révélé l’incertitude aussi bien du côté des Français que des Européens. Dans un monde qui bouge à grande vitesse, ces questions se poseront tant pour préserver le statut français que pour peser sur la réorganisation en cours de l’ordre mondial et l’Europe autant que les autres alliés occidentaux devront y réfléchir.

Leçons du premier âge nucléaire

Le grand défi des Américains, Français et Européens est de pouvoir repenser comment « utiliser » l’arme nucléaire après des décennies à refouler cette idée le plus loin possible dans notre imaginaire stratégique. Plusieurs leçons sont tirées du premier âge nucléaire et sont toujours applicables à ce nouvel âge. L’arme nucléaire reste une arme unique, à part, et il faut qu’elle le reste. Le premier âge nucléaire était dynamique, le second le sera tout autant, ce qui présuppose qu’il faudra de nouveau faire preuve de créativité et de flexibilité doctrinale, comme l’ont fait les stratèges américains qui ont fait bouger à la fois le corps doctrinal et l’organisation des forces en fonction des réalités rencontrées. Le poids des technologies sera important dans ces évolutions. On parle beaucoup de la nouveauté stratégique des missiles hypersoniques mais la question de la défense antimissile qui a été refoulé du débat nucléaire est sûrement beaucoup plus mature et plus influente dans l’évolution actuelle du contexte stratégique. Le choix allemand de sécuriser la composante nucléaire avec l’achat des F-35 tout en la combinant avec l’option d’un renforcement des défenses antimissiles démontrent que l’un ne va pas sans l’autre, surtout dans l’hypothèse de crises impliquant des arsenaux nucléaires bien plus petits que ceux des Etats-Unis ou de la Russie, ou encore impliquant des armements nucléaires tactiques moins puissants pour une violence symbolique tout aussi forte. Enfin, les crises rencontrées dans un contexte nucléaire vont être déterminantes dans les changements d’appréciation des doctrines nucléaires. Le conflit en Ukraine aura remilitarisé les esprits en Allemagne et ouvert la voie à une nouvelle architecture de sécurité en Europe potentiellement basée sur l’arme nucléaire. Tout reste encore flou mais les conséquences définiront le cadre de sécurité pour la décennie qui s’ouvre.

D’autres leçons sont aussi tirées du premier âge nucléaire :

  • Il n’est pas nécessaire de tirer une arme nucléaire pour l’utiliser. C’est exactement ce que la France a fait ces dernières semaines en laissant comprendre qu’elle avait trois SNLE en mer, ou en soulignant le caractère stratégique du déploiement du porte-avions Charles De Gaulle, qui peut faire partie du dispositif de dissuasion français au plus près de la mer Noire. Pas une bombe n’a été tirée mais le pré-positionnement de ces moyens sert de signal à destination de la partie adverse, russe.
  • Les mots ont de l’importance. Ce dernier exemple récent français en est l’illustration même. Et les débats sur la twittosphère se sont d’ailleurs concentrés sur cet aspect. Ce qui est dit ou fait peut être plus ou moins bien perçu quand on a ce type d’armes. L’enjeu est que ce qui est dit amène la partie adverse à interpréter correctement les signaux envoyés, ce que l’on ne maîtrise pas et ce qui requiert une certaine sophistication des actions et des paroles pour ne pas se retrouver dans une impasse. La question de la perception ou de la non perception des signaux était centrale durant le premier âge nucléaire et le reste aujourd’hui (Lire ou relire l’article portant sur le livre How Statesmen think de Robert Jervis).
  • Les jeux mentaux nucléaires (Nuclear Head games). C’est l’aspect psychologique des prises de décision, de paroles et des actions des dirigeants utilisant l’arme nucléaire. L’auteur prend plusieurs exemples de combinaisons d’actions par des présidents américains visant à envoyer des messages au bon moment à l’URSS.
  • Les individus ont de l’importance. Le caractère, les forces et les faiblesses, des dirigeants sont déterminants dans la conduite de la dissuasion.
  • Les institutions ont aussi de l’importance. C’est ici le poids de l’organisation des forces nucléaires dans leur intégralité qui permettra déjà de garder le contrôle sur celles-ci et de les rendre crédibles dans tous les cas. Les procédures en place pourraient accélérer la montée aux extrêmes en prenant de vitesse le temps diplomatique, comme cela aurait pu être le cas lors de la crise des missiles cubains en 1962.
  • Ne pas comprendre les risques. L’un des risques rencontrés est de ne justement pas comprendre les risques auxquels font face les planificateurs des forces nucléaires. Si les ressources sont mobilisées pour couvrir les risques les moins probables et réalistes tout en ignorant ce qui compte, les décideurs gaspilleront des ressources importantes sans pouvoir disposer le temps voulu des moyens et des solutions pour résoudre une crise. Cela s’est traduit durant le premier âge nucléaire aux Etats-Unis par des investissements massifs pour faire face à une attaque surprise sans préavis (bolt from the blue) alors que les experts considéraient ce scénario comme le moins probable. Ce sont les problèmes qui sont les moins visibles ou qui retiennent moins l’attention qui finissent par se retrouver sur le devant de la scène au moment d’une crise.
  • La technologie et le temps d’adaptation stratégique. Ce qui est remarqué ici est que contrairement aux idées reçues, la technologie ne vient pas pour répondre à une stratégie mais que bien au contraire la stratégie débouche de l’adoption de nouvelles technologies qui ouvrent ou ferment les champs du possible.
  • Penser l’impensable. Comment s’organiser pour penser une nouvelle approche lorsque le contexte stratégique est bouleversé par les bonds technologiques et capacitaires de ses adversaires? L’auteur prend l’exemple du débat américain dans les années 80 face à la montée en puissance de l’URSS qui multipliait programmes et moyens nucléaires et autres. Les Américains ont eu beaucoup de difficultés à se mettre en ordre de bataille mais ils auront réussi à faire le ménage dans leurs plans de guerre pour s’y adapter et éviter toute escalade malgré l’opposition plus marquée. D’une certaine manière, les USA et les Européens se retrouvent dans une situation similaire avec une Russie qui achève une décennie de réarmement et de diversification de ses moyens, dont certains clairement nucléaires, avec ses missiles hypersoniques, missiles balistiques et de croisière à portée intermédiaire ou ses torpilles nucléaires qui posent la question d’une adaptation des positions occidentales et de la manière d’assurer un rattrapage ou au moins un rééquilibrage des solutions. Sommes-nous néanmoins organisés pour répondre à ce défi? La nouveauté de la situation appelle à sortir d’une facilité intellectuelle en se référant au lexique passé pour savoir si on est bien positionné pour répondre au défi russe actuel.

Les conditions du nouvel âge nucléaire

Comme mentionné précédemment, l’auteur va décortiquer région par région les nouveaux acteurs et enjeux régionaux qui sont les acteurs principaux du deuxième âge nucléaire, celui de l’ordre nucléaire multipolaire qui guide à un rééquilibrage des relations de puissance au niveau global. Il est très intéressant de revenir dans le détail des positions, logiques et moyens d’acteurs considérés comme secondaires jusqu’à présent (Israël, Inde, Pakistan, Corée du Nord, Iran…), mais qui comptent de plus en plus dans la stabilité et la sécurité internationale. Ces acteurs interagissent entre eux au niveau régional mais aussi globale et les autres puissances nucléaires reconnues et majeures doivent en tenir compte dans leurs propres stratégique. Leur puissance se retrouve d’autant plus contrainte que l’idée d’un contrôle est, au final, assez illusoire et que ces relations sortent du cadre de la relation russo-américaine.

Il faudrait revenir pays par pays, région par région pour détailler les continuités et les ruptures constatées par l’auteur, parfois spécifiques à chaque situation. Il suffit par contre de souligner que tout cela montre le décalage avec les logiques actuelles d’Arms Control organisées principalement autour de la prédominance du duo américano-russe. La lutte contre la prolifération nucléaire reste prioritaire mais force est de constater, surtout 10 ans après ce livre, qu’elle doit s’adapter elle aussi au nouvel âge nucléaire et tenir compte des réalités d’acteurs nucléaires majeurs qui n’en sont pas concernés. Les distinctions entre puissances majeures et secondaires sont peut-être d’ailleurs désuètes et pourraient bloquer la réflexion stratégique si leur centralité dans le nouvel âge ne venait pas à être pris en compte.

Conclusion : Repenser l’impensable pour ne pas perdre le contrôle de l’ordre international

La guerre en Ukraine aura servi de crise révélatrice du nouvel âge nucléaire qui défilait déjà devant nous depuis des années. Nous avons redécouvert qu’on pouvait utiliser l’arme nucléaire et que, si on n’y prenait pas garde, une utilisation en opérations n’était pas à exclure autant que cela. Pour reprendre le contrôle de la situation, nous pouvons nous arrêter sur quelques-unes des propositions les plus marquantes de l’auteur pour gérer le deuxième âge nucléaire et repenser l’Arms Control.

L’une des recommandations majeures qui est liée à cette invitation de repenser l’impensable est de travailler sur une redéfinition de la classification de la dissuasion (américaine dans ce cas d’espèce). L’auteur souligne que la pensée stratégique américaine se concentre encore sur une triple classification de la dissuasion qui se traduit très concrètement par des choix de technologies et par des choix budgétaires des plus conséquents: 1. Dissuasion contre une attaque nucléaire contre les Etats-Unis, 2. dissuasion contre une attaque nucléaire sur les alliés des Etats-Unis (dissuasion étendue), et 3. Dissuasion contre une attaque conventionnelle contre les Etats-Unis et les forces américaines prépositionnées à l’étranger. L’auteur souligne qu’il manque un point important, la dissuasion contre les provocations extrêmes. Il reprend alors une nouvelle classification qui pourrait servir de base de travail à partir des travaux de l’un de ses collègues et ancien disciple de l’Hudson Institute, Don Brennan. Ce dernier propose une classification en quatre parties de la dissuasion contre: 1. Une attaque nucléaire sur les Etats-Unis, 2. Les provocations nucléaires extrêmes, 3. une provocation non nucléaire extrême, 4. d’autres provocations plus petites.

L’argument est de pouvoir préparer les esprits et les armées à ce genre de provocations qui, si elles devaient être ignorées ou mal gérées, pourraient augmenter les chances de désastres sécuritaires. Celles-ci jouent un rôle majeur dans le deuxième âge et il suffit de se pencher sur le cas de la Corée du Nord pour constater combien cela joue en faveur de ce régime. Ses gesticulations, tirs de missiles, rhétorique guerrière maximaliste, etc. démontrent l’inconfort des Etats-Unis et de ses alliés dans la région, avec l’absence apparente de réponses. Une telle approche n’appelle pas à frapper ceux qui les mènent, mais pose la question des limites à poser et des moyens à associer pour dissuader tout franchissement de nouveaux paliers de provocations ou de violences, voire d’engager une désescalade.

En parlant de cela, l’auteur propose aussi de continuer à privilégier des stratégies qui sont réactives, soucieuses de préserver le statut quo et d’éviter les risques, tout en invitant le plus d’acteurs nucléaires à faire de même. Il y ajoute néanmoins la nécessité de penser aux stratégies de contre-escalade contre ceux qui choisiraient au contraire de prendre de très gros risques et de prendre l’initiative d’utiliser la force armée. Il appelle les Etats-Unis à redévelopper des capacités dans l’exploitation et la gestion de crises dans un contexte nucléaire. 10 ans après, l’actualité lui donne raison sur ce point.

Et dans la lignée de ce dernier point, l’auteur invite les Etats-Unis à faire des plans pour stopper les « meurtres nucléaires » lorsque ce qui est évoqué précédemment n’est pas suffisant. Que faire en effet si une puissance nucléaire engageait des forces nucléaires dans une crise? Les morts seraient déjà innombrables mais y-a-t-il des moyens pour éviter un élargissement de ces attaques et donc d’autres morts? Oui, certainement, mais cela n’improvise pas. Stopper ce genre de situation, même avec des armements conventionnels peut être souhaitable mais nécessite des plans adaptés et des moyens afférents pour offrir cette option aux décideurs politiques. L’autre conséquence d’une telle préparation peut aussi de dissuader les potentiels auteurs d’un tel meurtre si les chances de représailles sont réelles et crédibles.

Evidemment, j’ai retenu ici les propositions les plus dramatiques mais il y en d’autres tout aussi cruciales dans ces réflexions qu’il faudrait explorer comme la question de la gestion de la dynamique de crise, un enjeu majeur pour éviter toute montée aux extrêmes. Il y a aussi les questions de l’Arms Control et du désarmement. Le TNP a encore toute son utilité selon l’auteur et doit être préservé. Reconnaitre une place aux nouveaux acteurs nucléaires bien présents est l’une de ces preuves de pragmatisme qui doivent permettre de maitriser la situation. Cela implique de reconnaitre les bons des mauvais détenteurs de l’arme nucléaire. Il y a sûrement beaucoup d’hypocrisie dans cette approche, ce que l’auteur reconnait mais il souligne aussi la nécessité de prendre en compte ces réalités sur lesquelles de nombreux acteurs ne reviendront pas tout de suite. L’auteur parle aussi de la nécessité d’un « rebranding » de l’Arms Control. Parlant en 2012, force est de constater que la décennie qui a suivi a montré beaucoup d’initiatives et de progrès, notamment au niveau multilatéral, avec des initiatives en parallèle des mécanismes existants, impliquant la communauté internationale de façon assez large, donnant raison à cette évolution. D’un autre côté, la remise en cause des mécanismes existants d’Arms Control par la Russie principalement impose des réflexions sur la reprise de ce projet sur de nouvelles bases, devant prendre en compte de nouvelles capacités et technologies.

En guise de conclusion, force est de constater que le constat d’un passage à une nouvelle heure nucléaire a été provoqué, du côté de l’Occident, par une crise impliquant l’une des deux puissances principales du Premier âge nucléaire, la Russie. Certaines choses font encore penser à certains relents de guerre froide ces dernières années comme les gesticulations russes autour de ses patrouilles aériennes de bombardiers nucléaires dans la région nord de l’Europe ou encore les belles photos de lancement de nouveaux missiles.

Peut-on dire toutefois que la Russie se comporte encore dans le cadre de ce premier âge? Sûrement il y a consciemment ou non une envie de renouer avec la rivalité formelle avec les Etats-Unis. Mais les autres enjeux et développements technologiques et stratégiques s’inscrivent dans les nouvelles caractéristiques du nouveau monde nucléaire. La Russie renoue avec des moyens nucléaires plus tactiques, plus limités, avec un affichage pour les utiliser. Même si les risques d’escalade sont réels, on est loin aujourd’hui de l’assurance mutuelle de destruction entre USA et URSS du temps de la guerre froide. Les mécanismes d’Arms Control ont été au mieux contourné, et dans certains cas enfreints. Cette utilité de l’arme nucléaire s’inscrit aujourd’hui dans un premier cadre régional, celui du conflit ukrainien où le régime de Poutine menace d’utiliser des armes nucléaires tactiques dans les opérations ou pour pousser Kyiv à abandonner le combat. Et les ramifications de ce conflit s’étendent vers la Chine, un pays que la Russie a tenu à rassurer, voire à mettre près de soi avant de lancer les opérations en Ukraine. Il n’était pas question d’armes ou de menaces nucléaires, mais le geste est symbolique du bouleversement de l’ordre mondial : l’ancienne superpuissance mondiale doit passer par Beijing avant de régler une affaire que la Russie considère ou présente, au final, comme interne. Oui, le monde a bien changé.

BRACKEN, Paul, The Second Nuclear Age: strategy, danger, and the new power politics, St. Martin’s Griffin, 2012, 336 pages

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